— Elle aurait pu s’en sortir. Et merde ! Comment ai-je pu la laisser mourir comme ça ? Et encore… même ça, ç’aurait été compréhensible si j’avais eu le courage de dire la vérité après. Je me serais en quelque sorte racheté. Elle méritait mieux que mes mensonges. Comme s’il ne suffisait pas que je l’aie tuée…
— Ce n’est pas toi qui l’as tuée ; c’est le Voile.
— Je n’en suis même pas sûr.
— Comment ça ?
Il se retourna sur le côté, la regarda. Avant, ses yeux auraient pu figer l’image de Pascale pour l’éternité. Mais cette fonction n’était plus active.
— Ce que je veux dire, reprit Sylveste, c’est que je ne suis même pas sûr qu’elle soit morte là-haut. Enfin, pas tout de suite. Après tout, je m’en suis sorti, et c’est moi qui avais perdu ma conversion mystif. Elle avait de meilleures chances. Pas énormes, mais quand même. Et si elle avait survécu, comme moi ? Si elle était restée en vie et n’avait pu me le faire savoir ? Elle aurait pu s’éloigner du Voile avant que je reprenne conscience. Après avoir réparé le gobe-lumen, je n’ai pas pensé une seconde à retourner la chercher. Il ne m’est pas venu à l’esprit qu’elle était peut-être encore vivante.
— Pour une très bonne raison, répondit Pascale. C’est qu’elle ne l’était plus. Tu peux remâcher le passé, mais sur le coup, ton intuition te disait qu’elle était morte. Et si elle avait été encore en vie, elle aurait trouvé un moyen d’entrer en contact avec toi.
— Je n’en suis pas sûr. Je ne le serai jamais.
— Arrête de ruminer ça. Ou tu n’échapperas jamais à ton passé.
— Écoute, dit-il en pensant à une chose que Falkender lui avait dite. Tu as parlé à quelqu’un, en dehors des gardes ? À Sluka, ou à quelqu’un d’autre ?
— Sluka ?
— La femme qui nous retient prisonniers ici.
Sylveste comprit avec une sensation de vide béant qu’ils ne lui avaient à peu près rien dit.
— Je n’ai pas le temps de t’expliquer, ou alors très succinctement. Les gens qui ont tué ton père étaient des Inondationnistes du Sentier Rigoureux, pour autant que je sache, ou au moins une branche dissidente du mouvement. Nous sommes à Mantell.
— Je savais bien que nous n’étions plus à Cuvier.
— Non. Et d’après ce qu’ils m’ont dit, Cuvier a été attaquée.
Il s’abstint de lui dire que la ville était probablement inhabitable en surface. Elle n’avait pas besoin de le savoir, pas encore. Après tout, c’était le seul endroit au monde qu’elle ait jamais vraiment connu.
— Je ne sais pas très bien qui mène la danse à Cuvier, maintenant, si ce sont des gens loyaux à ton père, ou un groupe rival du Sentier Rigoureux. À l’en croire, Sluka n’aurait pas été accueillie à bras ouverts quand ton père a pris le pouvoir, à Cuvier. Elle lui en voulait suffisamment pour le faire assassiner.
— Depuis si longtemps ? Fallait-il qu’elle soit rancunière…
— Sluka n’est peut-être pas la personne la plus équilibrée du monde. En réalité, je pense que notre capture ne faisait pas partie de ses plans. Et maintenant qu’elle nous tient, elle ne sait pas très bien quoi faire de nous. Il est clair que nous sommes potentiellement trop précieux pour qu’elle nous élimine… mais en attendant… Enfin, il va peut-être y avoir du changement. D’après l’homme qui m’a arrangé les yeux, il se pourrait que nous ayons des visiteurs.
— Qui ça ?
— Je le lui ai demandé, mais il n’a pas voulu me répondre.
— C’est tentant de faire des spéculations, hein ?
— Si quelque chose devait changer la situation sur Resurgam, ce serait l’arrivée des Ultras.
— C’est un peu tôt pour le retour de Remilliod.
Sylveste secoua la tête.
— S’il y a vraiment un vaisseau qui vient ici, tu peux parier que ce n’est pas Remilliod. Mais qui pourrait vouloir faire des affaires avec nous ?
— Ils ne viennent peut-être pas pour affaires.
C’était sûrement de l’arrogance, mais Volyova était physiquement incapable de laisser quelqu’un faire son travail, si absurde que puisse être la solution de rechange. Elle n’avait rien contre l’idée – ni contre le fait – de laisser Khouri tenter seule, au poste de tir, de détruire l’arme secrète. Elle reconnaissait bien volontiers que c’était la seule option viable. Mais ça ne voulait pas dire qu’elle allait attendre les bras croisés que les choses s’arrangent. Elle se connaissait trop bien pour ça. Elle devait – elle allait trouver un moyen d’aborder le problème sous un autre angle.
— Svinoï , dit-elle.
Elle avait beau faire, la solution refusait obstinément de se présenter à son esprit. Chaque fois qu’elle croyait avoir trouvé une approche, un moyen de stopper la manœuvre de l’arme, une autre partie de son esprit qui avait un coup d’avance sur l’enchaînement logique des faits élevait une objection. Le fait de pouvoir critiquer ses propres options au fur et à mesure qu’elles lui venaient à l’idée, sinon avant même qu’elle en ait conscience, constituait, d’une certaine façon, une preuve de fluidité de sa pensée. Mais elle avait aussi l’impression assez affolante de faire tout ce qui était en son pouvoir pour saboter ses propres chances de succès.
Et maintenant, elle devait s’occuper de l’aberration.
Comme elle disait, à présent. Ce mot réussissait à exprimer le mélange d’incompréhension et de dégoût qu’elle éprouvait chaque fois qu’elle s’obligeait à y penser. L’aberration, c’était ce qui se passait dans la tête de Khouri. Et maintenant qu’elle était immergée dans le paysage mental abstrait de la zone de combat, l’aberration s’étendait nécessairement au poste de tir lui-même, et par extension à Volyova, puisque c’était elle qui l’avait construit. Elle monitorait la situation au plus près, grâce aux relevés neuraux qui s’affichaient sur son bracelet. Aucun doute, une tempête faisait rage sous le crâne de cette femme. Une tempête qui étendait ses radicelles vacillantes, troublées, dans la zone de combat.
Volyova le savait, tout cela devait être lié. Il y avait un problème au poste de tir, depuis le début : la folie de Nagorny, l’histoire du Voleur de Soleil, et plus récemment l’auto-activation de l’arme secrète. La tempête psychique – l’aberration – dont la tête de Khouri était le théâtre rentrait aussi, d’une façon ou d’une autre, dans la problématique. Et la certitude qu’il y avait une solution, ou tout au moins une réponse – une image unificatrice qui expliquerait tout –, n’était pas pour l’aider.
Le plus ennuyeux était peut-être que, même en un moment pareil, une partie de son esprit se préoccupait de la question au lieu de se consacrer entièrement au problème plus pressant qui se posait à elle. Volyova avait l’impression que son cerveau était une salle de classe grouillante d’élèves précoces : individuellement brillants et capables d’aperçus fracassants – pourvu qu’ils veuillent bien unir leurs efforts. Mais certains de ces élèves étaient dissipés ; ils regardaient par la fenêtre en rêvassant, ignorant ses incitations à se concentrer sur le présent, parce qu’ils trouvaient leurs propres obsessions plus intéressantes, intellectuellement, que le programme fastidieux qu’elle s’acharnait à leur imposer.
Une pensée s’imposa à elle ; un souvenir. Il concernait une série de barrières de sécurité qu’elle avait installées à bord, il y avait quarante ans, temps de bord. Dans son esprit, il s’agissait de mesures extrêmes en cas d’invasion par des virus subversifs. Il ne lui était pas venu à l’esprit qu’elle pourrait en avoir vraiment besoin un jour, et sûrement pas dans de telles circonstances.
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