— Bien sûr que…
Elle n’acheva pas sa phrase. Les paroles de Fazil n’avaient aucun sens pour elle, et elle était troublée par des souvenirs d’un autre endroit ; un siège animé de mouvements violents, dans une pièce aux parois de métal. Elle avait l’impression qu’il y avait un problème en suspens à cet endroit – peut-être en cours de résolution, en tout cas, où que soit cette pièce, elle aurait dû s’y trouver, pour peser de tout son poids sur l’issue de la bataille. Quel que soit l’enjeu de ce combat, il lui semblait qu’elle n’avait plus beaucoup de temps devant elle, et sûrement pas assez pour cette diversion.
— Ne t’en fais pas, dit Fazil, comme s’il lisait dans ses pensées. Rien de tout ceci n’a véritablement lieu en temps réel. Même pas dans le temps réel accéléré du poste de tir. Il ne t’est jamais arrivé de te réveiller en sursaut alors que tu faisais un cauchemar, et que la réalité se trouve plus ou moins incorporée dans la trame du rêve ? Tu vois ce que je veux dire : ton chien te réveille en te léchant la figure, au moment où tu rêvais que tu tombais à la mer, par-dessus le bastingage d’un bateau. Tu étais pourtant à bord depuis le début du rêve. Les souvenirs, Khouri… les souvenirs accrétés instantanément. Le rêve est né en un instant lorsque le chien a commencé à te lécher le visage. Reconstruit a posteriori. Tu ne l’as jamais vraiment vécu. C’est la même chose avec ces souvenirs.
L’allusion de Fazil au poste de tir avait cristallisé le concept de la pièce. Elle avait plus que jamais l’impression que c’était là qu’elle aurait dû être, engagée dans un combat. Les détails lui échappaient encore, mais il semblait très important qu’elle y retourne.
— La Demoiselle, poursuivait Fazil, aurait pu choisir n’importe lequel de tes souvenirs, ou en forger un de toute pièce. Mais elle s’est dit que ça te faciliterait peut-être les choses si tu te retrouvais dans un environnement où il paraissait naturel d’aborder des problèmes militaires.
— Des problèmes militaires ?
— Plus précisément, une guerre.
Il eut un sourire fugitif qui releva les coins de sa moustache. On aurait dit une illustration des principes mécaniques du pont-levis.
— Mais pas le genre de guerre dont il a jamais été question dans les livres. Non, elle a eu lieu il y a beaucoup, beaucoup trop longtemps pour ça.
Il se leva brusquement, tira sur sa tunique, arrangea sa ceinture.
En fait, je te propose que nous nous rendions à la salle de briefing. Ça devrait t’aider.
Le Bout du Ciel,
61 A du Cygne, 2483 (simulation)
La salle de briefing dans laquelle Fazil emmena Khouri ne ressemblait à aucune de celles qu’elle avait vues au cours de sa vie. Elle était manifestement beaucoup trop vaste pour tenir dans la tente-bulle. Par ailleurs, Khouri avait une longue expérience des simulations, mais aucune n’aurait pu lui permettre de voir ce qui lui était montré en ce moment précis. La représentation occupait la totalité de l’espace disponible, qui faisait une bonne vingtaine de mètres de large, et était entourée d’une coursive avec une rambarde de métal.
C’était une carte de la galaxie entière.
Mais une carte qui n’aurait jamais pu être projetée par aucun système de sa connaissance. En la regardant, Khouri appréhenda – vit, et enregistra, dans une certaine mesure – toutes les données concernant chacune des étoiles de la galaxie, des plus froides – les naines brunes, qui représentaient le chaînon reliant la planète à l’étoile – aux plus chaudes – les supergéantes fugitives, d’un blanc éblouissant. Et non seulement chacune des étoiles de la galaxie était offerte à son regard si elle décidait de le porter sur elle, mais encore l’intégralité de la galaxie était accessible d’un seul coup d’œil.
Elle compta les étoiles.
Il y en avait quatre cent soixante-six milliards trois cent onze millions neuf cent vingt-deux mille huit cent onze. Sous ses yeux, l’une des supergéantes blanches explosa en une supernova, réduisant le total d’une unité.
— C’est un truc, dit Fazil. Une codification. Il y a plus d’étoiles dans la galaxie que de cellules dans le cerveau humain. Les appréhender toutes solliciterait une fraction inopportune de ta mémoire connective totale. Ce qui ne veut pas dire que la sensation d’omniscience ne peut être simulée, évidemment.
En réalité, la représentation de la galaxie était trop parfaitement détaillée pour pouvoir être véritablement considérée comme une carte. Les caractéristiques – couleur, taille, luminosité, associations binaires, position, vitesse relative – de chaque étoile étaient figurées individuellement, avec une fidélité absolue. On voyait, dans certaines régions, se former des étoiles ou se condenser des voiles de gaz impalpables, brillant d’une douce luminescence, enchâssant les braises brûlantes de soleils embryonnaires. Il y avait de jeunes étoiles entourées par des disques de matière proto-planétaire et – lorsqu’elle s’y intéressait – des systèmes stellaires tournant autour de leur soleil comme de microscopiques planétaires, à une vitesse immensément accélérée. De vieilles étoiles avaient rejeté la coquille de leur photosphère dans l’espace, enrichissant le milieu interstellaire ténu : le réservoir protoplasmique de base à partir duquel finiraient par se créer les générations futures d’étoiles, de mondes et de civilisations. Des vestiges de super-novas plus ou moins irrégulières se dilataient en se refroidissant et dispersaient leur énergie dans le vide interstellaire. Parfois, au cœur de l’un de ces événements cosmiques mortels, elle observait un pulsar nouvellement formé qui émettait des ondes radio avec une précision infaillible, de plus en plus lentement, mais régulièrement. Comme les horloges d’un palais impérial abandonné qui auraient été remontées une dernière fois et continueraient à tourner jusqu’à l’épuisement du mouvement, leur tic-tac se ralentissait avec pour toute perspective une éternité glacée. Elle repéra aussi des trous noirs au cœur de certains de ces vestiges. Il y en avait notamment un, énorme (bien que maintenant inactif), au cœur de la galaxie, escorté par un banc d’étoiles condamnées qui s’abîmeraient un jour dans l’horizon événementiel, provoquant un geyser apocalyptique de rayons X.
Mais il n’y avait pas que de l’astrophysique dans cette galaxie. Comme si une nouvelle strate de souvenirs s’était déposée silencieusement sur les précédentes, Khouri se rendit compte qu’elle en savait davantage : la galaxie grouillait de vie ; un million de civilisations étaient disséminées dans un pseudo-hasard sur son immense disque en rotation lente.
Mais c’était le passé. Un lointain, lointain passé.
— Un passé qui remonte en réalité, dit Fazil, à près d’un milliard d’années. L’univers n’ayant que quinze fois cet âge, ça fait un sacré bout de temps, surtout à l’échelle galactique.
Il était appuyé à la rambarde juste à côté d’elle. On aurait dit un couple en train de regarder son reflet dans une mare sombre, où flottaient des bouts de pain.
— Pour mettre les choses en perspective, l’humanité n’existait pas il y a un milliard d’années. Les dinosaures non plus, d’ailleurs. Ils sont apparus il y a deux cents millions d’années à peine ; un cinquième du temps dont il est question ici. Nous sommes au cœur du Précambrien. Il y avait de la vie sur Terre, mais une vie unicellulaire. Disons quelques éponges. Et encore, pas partout, ajouta Fazil, le regard perdu dans l’immensité de la galaxie.
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