— Ce qui m’inquiète, dit Khouri, c’est ce que l’arme a l’intention de faire une fois dehors. Il y a quelque chose à portée de tir ?
— Resurgam, probablement, fit Volyova en relevant les yeux de son bracelet. Mais nous allons peut-être réussir à l’empêcher de faire ce qu’elle voulait.
La Demoiselle choisit ce moment pour se matérialiser, réussissant l’exploit d’apparaître dans l’ascenseur sans empiéter sur l’espace déjà occupé par Khouri et Volyova.
— Elle se trompe, annonça-t-elle. Ça ne marchera pas. Je ne contrôle pas que l’arme secrète.
— Alors vous le reconnaissez, hein ?
— À quoi bon le nier ? fit la Demoiselle avec un sourire faraud. Vous vous souvenez que j’ai téléchargé un avatar de moi-même dans le poste de tir ? Eh bien, c’est lui qui contrôle la cache d’armes, à présent. Et je n’ai aucune influence sur lui. Il m’échappe aussi complètement que j’échappe à mon moi d’origine, sur Yellowstone.
L’ascenseur ralentit tandis que Volyova se plongeait dans l’examen des données qui défilaient sur le minuscule écran de son bracelet. Un hologramme schématisait le déplacement de la navette le long de la coque du gobe-lumen, tel un petit rémora tétant le flanc lisse d’un requin paresseux.
— Mais vous lui avez donné des ordres, reprit Khouri. Vous savez ce qu’il est en train de fabriquer, hein ?
— Oh, ses instructions étaient très simples. S’il trouvait dans le poste de tir un moyen susceptible d’accélérer l’achèvement de la mission, il devait prendre les dispositions nécessaires pour hâter cette conclusion.
Khouri secoua la tête, en proie à une incompréhension totale.
— Je pensais que vous vouliez que je tue Sylveste…
— Il se pourrait que l’arme nous permette d’arriver au même résultat plus tôt que je ne le prévoyais.
— Non, objecta Khouri lorsqu’elle eut intégré la réponse de la Demoiselle. Vous ne détruiriez pas une planète entière rien que pour tuer un homme.
— Tiens, on se découvre une conscience, tout à coup ? ironisa la Demoiselle, la bouche en cul-de-poule. Vous n’avez pas exprimé le moindre scrupule concernant Sylveste. Pourquoi la mort des autres vous touche-t-elle tant ? Maintenant, ce n’est peut-être qu’une question d’échelle ?
— C’est juste que… c’est inhumain, lâcha Khouri, bien consciente que cette objection avait peu de chance de troubler la Demoiselle. Mais je ne m’attends pas à ce que vous compreniez.
La cabine s’arrêta et la porte s’ouvrit sur la coursive à moitié inondée qui menait au poste de tir. Khouri mit un moment à se repérer. Depuis le début de la descente, elle avait un mal de tête à tout casser. Ça allait un peu mieux, mais elle n’avait pas envie de réfléchir à ce qui avait pu le provoquer.
— Vite ! fit Volyova en pataugeant derrière elle.
— Ce que vous ne comprenez pas, fit la Demoiselle, c’est pourquoi j’irais jusqu’à détruire une colonie entière rien que pour être sûre de tuer un seul homme.
Khouri suivit Volyova. Elles avaient de l’eau jusqu’aux genoux.
— Vous avez foutrement raison : je n’y comprends rien. Mais que j’y comprenne quelque chose ou non, je ferai tout pour vous en empêcher.
— Si vous connaissiez les enjeux, Khouri, vous ne feriez pas ça. En réalité, vous m’inciteriez à le faire.
— Vous ne m’avez rien dit et vous n’avez à vous en prendre qu’à vous-même.
Elles franchirent les sas ménagés dans les cloisons. Profitant de la baisse du niveau de l’eau, des rats-droïdes jaillissaient des recoins où ils s’étaient tapis pour crever.
— Où est la navette ? lança Khouri.
— Garée devant le sas qui donne sur l’espace, répondit Volyova en se retournant pour la regarder. Et l’arme n’est pas encore sortie.
— Ça veut dire que nous avons gagné ?
— Ça veut dire que nous n’avons pas encore perdu. Mais je veux toujours que vous vous installiez au poste de tir.
La Demoiselle avait disparu, et pourtant sa voix désincarnée se faisait encore entendre dans la coursive :
— Ça ne servira à rien. Il n’y a, dans le poste de tir, aucun système que je ne puisse court-circuiter, que vous l’occupiez ou non.
— Alors pourquoi êtes-vous manifestement si pressée de me convaincre de ne pas entrer là-dedans ?
La Demoiselle ne répondit pas.
Deux cloisons étanches plus loin, elles arrivèrent en courant à la trappe ménagée dans le plafond qui menait à la cache d’armes. Au bout de quelques instants, l’eau cessa de clapoter sur les parois inclinées du couloir. Volyova fronça les sourcils.
— Il y a quelque chose qui ne va pas, dit-elle.
— Comment ?
— Vous n’entendez pas ? fit-elle en inclinant la tête. Une sorte de bruit… On dirait que ça vient du poste de tir même.
Khouri l’entendait aussi, à présent. C’était un bruit mécanique, strident, pareil à celui qu’aurait fait une vieille machine-outil emballée.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je ne sais pas, répondit Volyova après une pause. Ou plutôt, j’espère me tromper… Allons voir.
Volyova leva les bras et ouvrit la trappe d’accès, faisant descendre une échelle d’alliage léger. Une petite pluie d’eau mêlée de cambouis tomba des joints, leur éclaboussant les épaules. Le bruit s’intensifia. Il venait bien du poste de tir. Il était éclairé, mais la lumière vacillait, comme si quelque chose bougeait à l’intérieur, interceptant les rayons lumineux. Quoi que ce soit, ça se déplaçait rapidement.
— Ilia, dit Khouri, je ne suis pas sûre que ça me plaise.
— Bienvenue au club !
Son bracelet émit une tonalité. Volyova regardait ce qui se passait quand une secousse ébranla la structure même du bâtiment. Les deux femmes glissèrent sur le sol inondé et s’affalèrent sur les parois détrempées de la coursive. Khouri essayait de se redresser lorsqu’elle fut renversée par une petite marée de cambouis visqueux. Elle tomba à la renverse, but la tasse et se crut, l’espace d’un instant, ramenée au temps de l’armée, quand on lui faisait bouffer de la merde. Volyova la prit par les coudes, l’aida à se relever. Khouri hoqueta et cracha quelques-unes des saletés qu’elle avait avalées, mais le mauvais goût persista.
Le bracelet de Volyova s’était remis à hurler.
— Non mais, qu’est-ce que… ?
— La navette, dit Volyova. On vient de la perdre.
— Hein ?
— Elle a sauté, reprit Volyova en crachant ses poumons. (Elle avait le visage mouillé, et Khouri se dit qu’elle avait dû avaler une bonne gorgée de cette saleté.) Apparemment, l’arme secrète n’a même pas eu besoin de sortir. Ce sont les armes secondaires qui ont fait ça, qui ont pulvérisé la navette.
Des bruits effrayants émanaient toujours du poste de tir, au-dessus de leur tête.
— Vous voulez que je monte là-haut, non ?
— Pour le moment, acquiesça Volyova en hochant la tête, notre dernier espoir est que vous vous installiez au poste de tir. Ne vous inquiétez pas : je serai derrière vous.
— Écoutez-la, celle-là ! fit la Demoiselle, assez soudainement. Elle est bien pressée de vous envoyer faire ce qu’elle n’a pas les couilles de faire elle-même !
— Ou bien les implants ! hurla Khouri, à haute voix.
— Comment ? s’étonna Volyova.
— Rien, fit Khouri en posant le pied sur le premier barreau de l’échelle. Je disais juste à une vieille amie d’aller se faire foutre.
Son pied glissa sur le barreau barbouillé de gadoue. Elle recommença, trouva une prise approximative et mit l’autre pied sur le même barreau. Elle passa la tête dans le trou d’homme qui menait au poste de tir, deux mètres plus haut à peine.
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