— Toute votre vie défile devant vos yeux, j’imagine.
— Encore vous ?
Khouri ignora la Demoiselle, réalisant à cet instant que ses interventions n’avaient d’autre but que de la distraire. C’était pervers. En agissant de la sorte, elle interférait en réalité avec le cours du combat ; elle n’était pas la spectatrice impuissante qu’elle prétendait être.
Volyova avait maintenant moins de cinq cents mètres à parcourir avant de projeter l’arme secrète dans les flammes. L’arme se débattait farouchement, toutes ses tuyères éructantes, mais sa capacité de propulsion totale était inférieure à celle de la chambre-araignée. C’était compréhensible, se disait Khouri. Quand ses constructeurs avaient conçu les systèmes requis pour la déplacer et la positionner, l’idée qu’elle pourrait un jour être amenée à livrer une sorte de corps-à-corps ne figurait peut-être pas au nombre de leurs priorités.
— Khouri, dit Volyova, d’ici une trentaine de secondes, je vais lâcher ce svinoï. Si mes calculs sont bons, aucune poussée correctrice ne devrait l’empêcher de finir dans les flammes de la tuyère.
— Alors… c’est bon, non ?
— Eh bien, ce n’est pas mal. Mais je me suis dit qu’il valait mieux vous avertir… répondit Volyova d’une voix hachée, car la réception était perturbée par l’énergie bouillonnante du flux propulsif, dont elle se trouvait maintenant à une distance que l’on considérait généralement comme peu sûre pour l’organisme. Je me suis dit que même si je réussissais à détruire l’arme secrète… une partie du souffle – des particules exotiques, peut-être – pourrait être dirigé par l’explosion vers les chambres de combustion. (Une pause, forcément intentionnelle.) Si ça se produisait, le résultat pourrait ne pas être… optimal.
— Eh bien, merci, répondit Khouri. C’est réconfortant, j’apprécie.
— Et merde… fit Volyova, tout bas, très calmement. Il y a un petit défaut à mon plan. L’arme a dû balancer une sorte de pulsation électromagnétique défensive sur la chambre-araignée. Ou alors, c’est le rayonnement de la propulsion qui provoque des interférences. (Il y eut un bruit, peut-être provoqué par des manipulations répétées d’antiques interrupteurs métalliques sur une console de commande.) Je n’arrive pas à me libérer, je ne sais pas ce qui se passe. Je suis collée à cette abomination…
— Alors coupez cette foutue propulsion ! Vous pouvez faire ça, non ?
— Évidemment ! Comment pensez-vous que j’ai tué Nagorny ? répliqua-t-elle d’un ton à la fois bravache et peu optimiste. Niet… La commande de propulsion est verrouillée. Mes voies d’accès ont dû être bloquées quand j’ai lancé Ankylose… Khouri, la situation est en train de devenir un peu désespérée… bredouilla-t-elle. Si vous disposez de ces armes…
— Elle est foutue, Khouri, fit la Demoiselle d’un petit ton supérieur. Compte tenu de l’angle sous lequel vous devriez faire feu, la moitié de ces armes seraient neutralisées afin d’éviter qu’elles n’endommagent le vaisseau. Et avec le reste, vous aurez de la chance si vous arrivez à roussir la coque de l’arme secrète.
Elle avait raison. À l’insu de Khouri, des pans entiers d’armement potentiellement opérationnel s’étaient sécurisés : elle avait orienté les armes dans une direction trop dangereusement proche des composants critiques du bâtiment. Et les armes restantes étaient des armes légères, par définition peu susceptibles d’infliger des dégâts sérieux.
Le percevant peut-être, le système céda quelque peu.
Khouri retrouva soudain une partie du contrôle des armes et décida de tourner à son avantage la limitation de la puissance de feu des systèmes restants. Elle allait revoir sa stratégie. C’est de précision chirurgicale qu’elle avait besoin, pas de force brutale.
Dans le hiatus, avant que la Demoiselle ne reprenne la maîtrise des armes, Khouri changea de cible prioritaire et lança de nouveaux ordres de visée, d’une spécificité extrême. Mollement, comme si elles se déplaçaient dans de la mélasse, les armes se braquèrent sur la nouvelle cible choisie. Qui n’était plus l’arme secrète, à présent, mais tout autre chose.
— Khouri, commença la Demoiselle, je pense vraiment que vous devriez réfléchir…
Mais Khouri avait déjà fait feu.
Des gouttes de plasma filèrent vers la connexion de l’arme secrète – non avec l’arme proprement dite, mais avec la chambre-araignée –, lui sectionnant les pattes au milieu et tranchant net les quatre grappins. La capsule s’écarta brusquement de la flamme meurtrière de la propulsion.
L’arme secrète dériva vers le flux propulsif, tel un papillon de nuit attiré par la flamme d’une lampe.
Tout se passa ensuite en une série inhumaine d’instants si brefs et si rapprochés que Khouri ne comprit pas tout sur le coup. L’extérieur de l’arme secrète se volatilisa en une milliseconde, se dispersa dans un hoquet de vapeurs essentiellement métalliques. Rien n’eût permis de dire si la suite fut provoquée par le rayon ou si, à l’instant de sa destruction, l’arme secrète était déjà en train de se retourner comme un gant.
Quoi qu’il en soit, les choses ne se passèrent probablement pas comme ses concepteurs l’avaient imaginé.
Simultanément, ou à peu près, ce qui subsistait de l’arme secrète dans la carcasse éviscérée fut ébranlé par une interminable éructation gravitationnelle, un hoquet d’espace-temps fracassant. Quelque chose de très horrible arrivait au tissu de la réalité dans les environs immédiats de l’arme, mais pas de la façon prévue. Un arc-en-ciel de lumière stellaire courbée frémit autour de la masse en fusion d’énergie plasmatique. L’espace d’une milliseconde, l’arc-en-ciel fut approximativement sphérique et stable, puis il fut pris de tremblements, d’oscillations erratiques, comme une bulle de savon sur le point d’éclater. Une fraction de milliseconde plus tard, il s’effondra sur lui-même et disparut à un rythme exponentiel.
L’espace d’un instant, il n’en resta rien, pas même des débris, juste le fond de l’espace normal, piqueté d’étoiles.
Puis un soupçon de lumière apparut, à la limite de l’ultraviolet. La lueur s’amplifia, s’enfla, se gonfla en une sphère intense, maléfique. L’onde de plasma en expansion heurta le bâtiment, l’ébranlant si violemment que Khouri ressentit le choc malgré les cardans amortisseurs du poste de tir. Les données affluèrent, lui disant – non qu’elle eût particulièrement envie de le savoir – que l’impact n’avait pas sérieusement compromis les systèmes basés sur la coque et que le bref pic de radiations de fond provoqué par l’éclair était resté dans des limites tolérables. Les scans gravimétriques étaient brutalement retournés à la normale.
L’espace-temps avait été crevé, pénétré au niveau quantique, libérant une minuscule étincelle d’énergie de Planck. Enfin, minuscule par rapport aux énergies qui bouillonnaient normalement dans la mousse de l’espace-temps. Mais, au-delà du confinement normal, cette éruption négligeable avait eu l’effet d’une explosion nucléaire dans la cour, derrière chez soi. L’espace-temps s’était instantanément reconstitué, se reformant avant que de vrais dégâts ne soient commis, ne laissant comme preuve qu’il s’était passé quelque chose de bizarre que quelques trous noirs de masse quantique faible et quelques particules anormales/exotiques.
— Eh bien ! fit la Demoiselle, l’air plus déçue qu’autre chose. J’espère que vous êtes fière de vous !
Mais ce qui attirait l’attention de Khouri, en cet instant précis, c’était l’absence qui s’approchait d’elle, se ruait vers elle dans la zone de combat. Elle essaya de battre en retraite, de rompre le lien…
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