— Ravie de savoir que vous vous souciez de moi.
Encore peu rassurée – la possibilité qu’ils aient des projets désagréables pour elle n’était pas exclue –, elle fouilla dans ce qui lui tenait lieu d’affaires personnelles et trouva un vêtement thermique. Une veste fabriquée à bord, et du même style que la tenue d’arlequin de Sajaki, si ce n’est qu’elle s’arrêtait aux genoux.
Un ascenseur les emmena dans une région inexplorée du vaisseau – ou du moins très éloignée de celles où Khouri se considérait en terrain connu. Ils durent changer plusieurs fois d’ascenseur et emprunter des galeries de connexion. Volyova lui expliqua que les dégâts provoqués par le virus avaient neutralisé de vastes parties du système de transit. Le décor et le niveau technologique des zones traversées différaient subtilement de l’une à l’autre, et Khouri en déduisit que des régions entières du vaisseau avaient été laissées à l’abandon à des moments différents au cours des siècles. Elle était encore un peu tendue, mais quelque chose dans l’attitude de ses compagnons lui disait que ce qu’ils avaient en tête tenait plus de la cérémonie initiatique que de l’exécution de sang-froid. Ils lui faisaient penser à des enfants mijotant une mauvaise blague. Volyova, du moins, parce que Sajaki avait son air autoritaire habituel et se comportait comme un fonctionnaire effectuant une tâche fastidieuse.
— Puisque vous êtes maintenant des nôtres, commença-t-il, il est temps que nous vous en disions un peu plus sur notre organisation. Vous aimerez peut-être aussi savoir pourquoi nous allons à Resurgam.
— Je pensais que c’était pour affaires.
— C’était la version officielle, mais il faut bien voir les choses en face : elle n’a jamais été très convaincante. L’économie de Resurgam est pour ainsi dire inexistante – le but de la colonie était la recherche pure –, et elle n’a sûrement pas les moyens de nous acheter grand-chose. Cela dit, nos informations datent forcément un peu et, une fois là-bas, nous leur vendrons ce que nous pourrons, mais nous n’y serions jamais allés pour cette seule raison.
— Alors, qu’allons-nous faire là-bas ?
L’ascenseur amorça sa décélération.
— Le nom de Sylveste vous dit quelque chose ? demanda Sajaki.
Khouri s’efforça de réagir comme si la question était logique, et ne lui avait pas traversé le crâne à la façon d’un éclair de magnésium.
— Évidemment. Tout le monde, à Yellowstone, connaît Sylveste. Cet homme était quasiment un dieu pour eux. Ou plutôt le diable.
Elle s’interrompit, espérant que sa réaction avait paru normale, et ajouta :
— Mais… de quel Sylveste voulez-vous parler ? Du père, le type qui a saboté ces expériences sur l’immortalité ? Ou de son fils ?
— Pratiquement, les deux, répondit Sajaki.
L’ascenseur s’arrêta dans un vacarme retentissant.
Les portes s’ouvrirent, et ce fut comme si on les avait frappés en plein visage avec un linge mouillé. Khouri se félicita d’avoir mis quelque chose de chaud, mais elle crevait de froid quand même.
— En fait, reprit-elle, ils n’étaient pas tous mauvais. Lorean, le père du vieux – le grand-père –, était encore une sorte de héros populaire, bien après sa mort, et même après que son fils – comment s’appelle-t-il, déjà ?…
— Calvin.
— C’est ça. Même après que Calvin eut tué tous ces gens. Puis le fils de Calvin, Dan, est arrivé, et il a essayé de se racheter, à sa façon, avec cette histoire de Vélaires. Je n’étais pas née à l’époque, évidemment, ajouta Khouri avec un haussement d’épaules. Tout ce que j’en sais, c’est ce qu’on m’a dit.
Elles suivirent Sajaki dans des coursives vert-de-gris, sinistres. Des rats-droïdes énormes, peut-être mutants, détalaient à leur approche. Ils empruntèrent une galerie qui ressemblait à une trachée artère atteinte de diphtérie avec ses parois glutineuses, barbouillées de glace crasseuse, veinées d’un réseau tentaculaire de canalisations et de câbles électriques, suintantes d’une matière visqueuse qui ressemblait vilainement à du phlegme humain. De la mécabave. La morve du vaisseau, lui expliqua Volyova : une sécrétion organique provoquée par le dysfonctionnement d’un système de recyclage biologique à un niveau sous-jacent.
Mais c’était surtout du froid que Khouri souffrait.
— Le rôle de Sylveste dans l’affaire est assez complexe, dit Sajaki. Ce sera long à expliquer. Je veux d’abord vous faire rencontrer le capitaine.
Sylveste vérifia une dernière fois sa tenue. Satisfait, il coupa l’image et rejoignit Girardieau dans l’antichambre de préfabriqué. La musique monta crescendo puis reflua, plus proche d’une rumeur lancinante. Le schéma lumineux se modifia, les voix se réduisirent à un murmure.
Ils entrèrent ensemble dans la lumière, dans le champ sonore bourdonnant de l’orgue. Un sentier sinueux, revêtu d’un tapis pour l’occasion, menait vers le temple central. Il était bordé d’harmonicarbres protégés par des dômes de plastique transparent. Les harmonicarbres étaient des sculptures articulées, hérissées de piques, aux multiples bras ornés de miroirs colorés, incurvés. De temps à autre, les arbres cliquetaient et se reconfiguraient, grâce, apparemment, à des mécanismes datant de plusieurs millions d’années enfouis dans leur piédestal. On pensait que ces arbres étaient des éléments d’un système de sémaphores à l’échelle de la cité.
La sonorité de l’orgue s’amplifia alors qu’ils entraient dans le temple. La coupole ovoïde était sertie de pétales de verre coloré, minutieusement travaillés, miraculeusement préservés malgré les lents outrages du temps et de la gravité. Filtré par ces ouïes, l’air du temple semblait imprégné d’un éclat rosé, apaisant. La partie centrale de l’immense salle était encore rehaussée par l’amorce de la flèche qui montait au-dessus du temple, large et renflée, comme la base d’un séquoia. Des sièges provisoires avaient été disposés en éventail sur l’un des côtés, afin d’accueillir les principaux dignitaires de Cuvier, une centaine de personnes environ. Ils y tiendraient à l’aise, bien que le bâtiment soit à l’échelle un quart. Sylveste scanna les rangées de spectateurs, en reconnut près d’un tiers. Dont un dixième, peut-être, étaient ses alliés avant le soulèvement. La plupart portaient de grosses pelisses doublées de fourrure. Il reconnut Jannequin, avec sa barbiche blanche et ses longs cheveux d’argent encadrant un crâne dégarni qui lui donnait l’air à la fois d’un vieux sage et d’un macaque. Il avait apporté une douzaine de cages, et ses oiseaux se promenaient en liberté. Sylveste dut admettre qu’ils étaient stupéfiants de vérité, avec leur crête ondulante et leur plumage turquoise moiré, orné d’yeux. Ils avaient été obtenus à partir de poulets, grâce à la manipulation de leurs gènes homéobox. Le public, qui les voyait vraisemblablement pour la première fois, applaudit. Le sang monta aux joues neigeuses de Jannequin, qui parut regretter de ne pouvoir disparaître dans son surcot de brocart.
Girardieau et Sylveste arrivèrent à une antique et solide table placée au point focal de l’assistance. Les inscriptions latines et l’aigle gravés dans le bois remontaient aux colons amerikanos de Yellowstone. Les coins étaient abîmés. Une boîte d’acajou verni au délicat fermoir d’or était posée dessus.
Une femme raide et compassée était debout derrière la table. Elle portait une robe d’un blanc électrique, fermée par un double sceau combinant l’emblème gouvernemental des Inondationnistes de Resurgam et celui des Mixmasters : deux mains tenant une hélice d’ADN stylisée. Sylveste savait que ce n’était pas une vraie Mixmaster. Les Mixmasters étaient une clique, plutôt qu’une guilde, de bio-ingénieurs et de généticiens kamés, et aucun n’avait fait le voyage jusqu’à Resurgam. Mais leur blason – qui traduisait un savoir-faire tous azimuts en sciences de la vie : la sculpture sur gènes, la chirurgie ou la médecine – avait, lui, voyagé.
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