— Tu te poses toujours trop de questions, dit Sajaki en tirant de son kimono une chose qui était peut-être une seringue.
Isthme de Nekhebet, Resurgam, 2566
Sylveste fouilla dans sa poche avec angoisse à la recherche de la fiole qu’il était sûr de ne pas y trouver.
Il y eut un minuscule miracle. Il tomba dessus.
Tout en bas, la cité amarantine se remplissait peu à peu. Les officiels s’approchaient lentement du temple situé en plein centre. Il captait des bribes de conversation – un mot par-ci, un mot par-là, guère plus, mais parfaitement nets. Il était à plusieurs centaines de mètres au-dessus d’eux, sur la balustrade que les hommes avaient greffée à la paroi noire de l’œuf qui englobait la cité.
C’était le jour de son mariage.
Il avait vu le temple plusieurs fois, mais en simulation seulement, et il y avait si longtemps qu’il n’y était pas venu en chair et en os qu’il avait oublié à quel point sa taille pouvait être stupéfiante. C’était l’un des défauts étranges, persistants, des simulations : elles avaient beau être de plus en plus précises, on ne pouvait jamais oublier que ce n’était pas la réalité. Sylveste s’était tenu sous la coupole du temple, il avait levé la tête pour regarder l’endroit, à des centaines de mètres plus haut, où les arches de pierre se rencontraient, et il n’avait pas éprouvé le moindre vertige, pas la moindre crainte que la structure inconcevablement ancienne ne choisisse ce moment pour s’écrouler sur lui. Mais à présent, en visitant pour la seconde fois la cité enfouie, il éprouvait le sentiment écrasant de sa propre petitesse. L’œuf dans lequel elle était enclose avait beau être d’une taille dérangeante, inconfortable, au moins c’était le produit d’une technologie mature identifiable – même si les Inondationnistes préféraient ignorer ce fait. Cela dit, la cité qui se trouvait à l’intérieur ressemblait plutôt au rêve fiévreux d’un illuminé du quinzième siècle, ne serait-ce qu’à cause de la fabuleuse silhouette ailée dressée tout en haut de la tour. Et plus il regardait tout ça, plus il avait l’impression que ça n’avait existé que pour célébrer le retour des Bannis.
Ça n’avait pas de sens. Enfin, au moins, ça détournait ses pensées de la cérémonie imminente.
Plus il regardait la créature ailée, et plus il était persuadé que, contrairement à sa première impression, la chose ailée était vraiment un Amarantin, ou, plus exactement, une sorte d’hybride d’ange et d’Amarantin, sculpté par un artiste qui jouissait d’une compréhension profonde, érudite, de ce qu’impliquait la possession d’ailes. Vue sans le secours de son zoom oculaire, la statue évoquait une croix, au point que c’en était choquant. Grossie, la croix devenait un Amarantin aux ailes glorieusement déployées. Elles étaient plaquées de métaux de différentes couleurs, et chaque petite plume brillait d’un ton légèrement différent. Comme chez les anges humains, les ailes ne remplaçaient aucunement les bras mais constituaient une paire de membres supplémentaire.
Mais celui-ci semblait plus réaliste que n’importe quelle représentation artistique d’ange humain que Sylveste ait jamais eu l’occasion de voir. Il paraissait – idée soudain absurde – anatomiquement correct. Le sculpteur n’avait pas simplement greffé les ailes sur la forme amarantine basique, il en avait subtilement restructuré l’anatomie sous-jacente. Les avant-bras préhensiles avaient été légèrement descendus sur le torse, et allongés pour compenser. La poitrine était beaucoup plus renflée que la normale, et surmontée, au niveau des épaules, par une sorte de joug à la fois squelettique et musculaire d’où partaient les ailes. Celles-ci avaient une forme vaguement triangulaire, un peu comme un cerf-volant. Le cou de la créature était anormalement allongé, et la tête paraissait plus aérodynamique, plus semblable à une tête d’oiseau. Les yeux étaient encore placés sur l’avant – bien que, chez les Amarantins, la vision binoculaire ait été limitée –, mais profondément enfoncés dans des orbites cannelées. Les narines ouvertes sur la mandibule supérieure étaient épatées, striées comme pour faciliter l’arrivée de l’air dans les poumons, et donc le battement des ailes. D’un autre côté, tout ne paraissait pas aussi bien conçu. Si la masse de la créature était voisine de celle de l’Amarantin moyen, ces ailes auraient été pitoyablement incapables de la faire voler. Alors qu’était-ce ? Un objet ornemental grossièrement provocant ? Les Bannis s’étaient-ils lancés dans la bio-ingénierie radicale rien que pour s’affubler d’ailes d’une radicale inutilité ?
Ou bien avaient-elles un autre but ?
— Des arrière-pensées ? fit une voix, tirant Sylveste de sa contemplation. Tu ne crois pas que ce soit une bonne idée, hein ?
Il se détourna de la balustrade qui dominait la ville.
— Il est un peu tard pour exprimer mes réticences, il me semble.
— Le jour de ton mariage ? fit Girardieau avec un sourire. Enfin, Dan, tu n’as pas encore la corde au cou. Tu peux toujours faire marche arrière.
— Comment le prendrais-tu ?
— Vraiment très mal, je pense.
Girardieau portait un costume de ville élégant, guindé. Il plastronnait, les joues un peu rouges, sous l’œil des hovercams qui planaient dans le secteur. Il prit Sylveste par le bras et l’entraîna à l’écart.
— Depuis combien de temps sommes-nous amis, Dan ?
— Amis ? Comme tu y vas ! Je parlerais plutôt d’une sorte de parasitisme mutuel.
— Allons, allons, fit Girardieau, un peu dépité. T’ai-je plus empoisonné la vie, ces vingt dernières années, que ce n’était strictement nécessaire ? Tu penses que ça m’amuse de te garder sous les verrous ?
— Disons que tu y as mis un certain enthousiasme.
Ils descendirent du balcon et reprirent l’une des galeries qui sillonnaient la coque noire entourant la ville. Le sol étouffait le bruit de leurs pas.
— C’est que j’avais tes intérêts à cœur, répondit Girardieau. Tu sais, Dan, si je ne t’avais pas mis derrière les barreaux, la foule déchaînée aurait passé sa colère sur toi. Et puis, au cas où ce ne serait pas rigoureusement évident pour toi, nous étions pris dans une sorte de frénésie, à l’époque.
Sylveste l’écoutait sans répondre. Il savait que Girardieau n’avait pas tout à fait tort, d’un point de vue théorique, mais cela ne reflétait pas forcément ses véritables motifs du moment.
— La situation politique était beaucoup plus simple, à l’époque. Quand il n’y avait pas de Sentier Rigoureux pour foutre la merde.
Ils prirent un ascenseur flambant neuf, d’une propreté méticuleuse et qui sentait le désinfectant. Aux parois étaient accrochées des gravures montrant Resurgam avant et après les interventions des Inondationnistes. Il y en avait même une de Mantell. La mesa où se trouvait l’avant-poste des archéologues était environnée de verdure. Une cascade coulait du sommet, sous un ciel bleu piqueté de nuages. À Cuvier, une industrie entière était consacrée à la création d’images et de simulations représentant la future Resurgam. Cela allait d’aquarelles originales à des conceptions sensorielles fort réalistes.
— D’un autre côté, reprit Girardieau, on voit se manifester des éléments scientifiques radicaux. Pas plus tard que la semaine dernière, un représentant du Sentier Rigoureux a été abattu à Mantell, et crois-moi, ce n’était pas un coup d’un des nôtres.
Sylveste sentit que la cabine descendait vers le niveau de la ville.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je dis qu’avec ces fanatiques de tout poil, nous commençons, tous les deux, à avoir l’air affreusement modérés. C’est une idée plutôt déprimante, non ?
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