— Tu veux dire que nous sommes doublés sur les deux flancs par plus radicaux que nous ?
— Quelque chose comme ça.
En émergeant de la paroi noire comme une tombe qui englobait la cité, ils tombèrent sur un petit groupe de gens des médias absorbés dans des préparatifs de dernière minute. Ils orchestraient, les yeux cachés derrière des lunettes-caméra à verres jaunes, le petit ballet des hovercams qui planaient autour d’eux, suspendues à leurs ballonnets grisâtres. L’un des paons génétiquement modifiés de Jannequin picorait non loin d’eux, sa queue balayant le sol derrière lui. Deux vigiles arborant l’écusson doré des Inondationnistes sur leur combinaison noire s’avancèrent dans un nuage d’images entoptiques délibérément menaçantes. Des cyborgs rôdaient derrière eux. Ils soumirent Sylveste et Girardieau à un scan de reco approfondi et leur indiquèrent une petite structure temporaire érigée près d’un foisonnement d’habitations amarantines pareilles à des nids.
L’intérieur était presque vide, en dehors d’une table et de deux chaises épurées. Sur la table étaient posés une bouteille de vin rouge amerikano et deux gobelets de verre givré sur lesquels étaient gravés des paysages.
— Assieds-toi, dit Girardieau en remplissant les gobelets. Je ne vois pas pourquoi tu es tellement nerveux. Après tout, ce n’est pas la première fois, pour toi.
— C’est la quatrième, en fait.
— Rien que des cérémonies kamées ?
Sylveste hocha la tête. Il pensa aux deux premières : deux événements mineurs, avec des Kamées de ligues mineures, dont il ne revoyait même pas le visage. Elles s’étaient toutes les deux ratatinées sous les feux des projecteurs que son nom attirait immanquablement. Au contraire, son dernier mariage, avec Alicia, avait été présenté comme un coup de pub dès le début. Il avait attiré l’attention du public sur l’expédition de Resurgam alors en préparation, lui procurant le dernier coup de pouce financier qui lui manquait. Le fait qu’ils se soient aimés n’y avait pour ainsi dire rien changé. Disons que c’était la cerise sur le gâteau d’un arrangement existant.
— C’est un lourd fardeau à traîner dans sa tête en un moment pareil, nota Girardieau. Tu n’as jamais eu envie de faire table rase du passé ?
— Tu trouves la cérémonie insolite.
— Peut-être, fit Girardieau en se tamponnant les lèvres. Je n’ai jamais adhéré à la culture kamée, tu comprends.
— Tu es venu avec nous de Yellowstone.
— D’accord, mais je n’étais pas né là-bas. Ma famille était de Grand Teton. Je ne suis arrivé sur Yellowstone que sept ans avant le départ de l’expédition pour Resurgam. Pas vraiment assez pour s’acclimater à la culture et aux traditions kamées. Alors que ma fille… Pascale n’a pour ainsi dire connu que la société kamée. Ou du moins la version que nous en avons apportée ici. Je suppose que tu as la fiole sur toi, là, poursuivit-il un ton plus bas. Je peux la voir ?
— J’aurais mauvaise grâce à te le refuser.
Sylveste prit dans sa poche le petit cylindre de verre qu’il avait tripoté toute la journée. Il le passa à Girardieau qui joua nerveusement avec, le tournant et le retournant entre ses doigts. Il regarda les bulles à l’intérieur passer d’un côté à l’autre comme dans un niveau d’eau. Une masse sombre, fibreuse, tentaculaire, flottait dans le liquide.
Il reposa la fiole. Elle fit un petit bruit musical en heurtant le dessus de la table. Girardieau l’examina avec une horreur à peine dissimulée.
— Ça fait mal ?
— Bien sûr que non. Nous ne sommes pas sadiques, tu sais, répondit Sylveste avec un sourire, secrètement ravi du malaise de Girardieau. Tu préférerais peut-être que nous échangions des chameaux ?
— Range ça.
Sylveste remit la fiole dans sa poche.
— Alors, Nils, qui est le plus nerveux, maintenant, hmm ?
Girardieau remplit à nouveau son verre.
— Désolé. La sécurité est vraiment sur les dents, je ne sais pas pourquoi. Je suppose que leur tension déteint sur moi.
— Je n’ai rien remarqué.
— Normal, fit Girardieau en haussant les épaules dans un mouvement ample, partant de l’abdomen. Ils disent que tout va bien, mais au bout de vingt ans, leur comportement n’a plus de secrets pour moi.
— À ta place, je ne m’en ferais pas. Ta police est très efficace.
Girardieau secoua sèchement la tête comme s’il avait mordu dans un citron particulièrement acide.
— Je n’ose espérer que les choses soient jamais tout à fait claires entre nous, Dan. Mais tu pourrais quand même me rendre grâce d’une chose : ne t’ai-je pas accordé une totale liberté de mouvement dans cet endroit ? fit-il avec un mouvement de menton en direction de la porte ouverte.
Si. Et ça n’avait servi qu’à remplacer une douzaine de questions par mille autres.
— Nils… où en sont les ressources de la colonie, ces temps-ci ?
— Dans quel sens ?
— Je sais que la situation a changé depuis le passage de Remilliod. Des choses qui auraient été impensables de mon temps… pourraient être faites, maintenant, pourvu qu’il y ait une volonté politique.
— Quel genre de choses ? demanda Girardieau d’un ton dubitatif.
Sylveste remit la main dans la poche de son veston et en ramena un papier qu’il déplia devant Girardieau. Un papier portant des dessins circulaires complexes.
— Tu reconnais ça ? C’est ce que nous avons trouvé sur l’obélisque et un peu partout dans la cité. Ce sont des cartes du système solaire dressées par les Amarantins.
— Je ne sais pas pourquoi, mais maintenant que j’ai vu cette cité, je le crois plus volontiers qu’avant.
— Bon, alors regarde ça, fit Sylveste en suivant, du doigt, le cercle le plus large. C’est l’orbite de l’étoile neutronique, Hadès.
— Hadès ?
— C’est ainsi qu’on l’a appelée quand on a découvert le système. Il y a une masse rocheuse en orbite autour, une masse de la taille d’un planétoïde. Ils l’appellent Cerbère, ajouta-t-il en tapotant les graphes placés en regard du double système planète-étoile neutronique. Il faut croire qu’il revêtait une certaine importance pour les Amarantins. Et je pense que ça pourrait avoir un rapport avec l’Événement.
Girardieau se prit la tête à deux mains dans une attitude théâtrale et regarda Sylveste.
— Tu es vraiment sérieux ?
— Oui. (Délicatement, sans quitter Girardieau des yeux un seul instant, il replia le papier et le remit dans sa poche.) Nous devons l’explorer, afin de découvrir ce qui a tué les Amarantins avant que ça ne nous tue aussi.
Sajaki et Volyova entrèrent dans la cabine de Khouri et lui conseillèrent de se vêtir chaudement. Khouri remarqua qu’ils étaient beaucoup plus couverts que d’ordinaire – Volyova portait un blouson aviateur zippé jusqu’au cou, et Sajaki une capote à col montant en tissu thermique faite d’un assemblage de pièces en néo-diams.
— J’ai merdé, c’est ça ? fit Khouri. Et maintenant vous allez me condamner au sas. Mon score dans les simulations de combats n’a pas été assez bon. Vous allez vous débarrasser de moi.
— Ne dites pas de bêtises, répondit Sajaki dont on ne voyait que le nez et le front au-dessus de la bande de fourrure du col. Vous pensez que nous nous inquiéterions de votre bien-être si nous voulions votre mort ?
— De plus, ajouta Volyova, votre endoctrinement est achevé depuis des semaines. Vous êtes des nôtres, maintenant. Vous éliminer serait une forme de trahison envers nous-mêmes.
Sous la visière de sa casquette, seuls son menton et sa bouche étaient visibles, complétant étrangement le demi-visage de Sajaki. Additionnés, ils auraient formé un faciès composite, atone.
Читать дальше