— Je savais que vous verriez clair, dit la Demoiselle. Ce que je vous demande n’est pas si difficile en réalité, Khouri.
— Et l’équipage que vous avez trouvé ?
— Des négociants, intervint Manoukhian d’un ton apaisant. Comme je l’ai moi-même été, vous savez. C’est comme ça que j’ai réussi à sauver…
— Ça va, Carlos.
— Pardon, fit-il humblement en direction du palanquin. Ce que je veux dire, c’est qu’ils ne peuvent pas être bien méchants, hein ?
Par hasard, à moins que ce ne fût l’effet d’une volonté subconsciente – ce ne fut jamais tout à fait clair –, le vaisseau de contact de la FSEV ressemblait au symbole de l’infini : deux modules lobulaires bourrés de matériel de support-vie, de capteurs et d’appareils de communication, solidarisés par un collier équipé de propulseurs et d’un ensemble de capteurs additionnels. Chaque lobe était prévu pour deux passagers et, en cas de black-out neural en cours de mission, l’un des deux lobes, ou les deux, pouvait être éjecté.
L’engin augmenta la poussée et plongea vers le Voile pendant que la station repartait vers le gobe-lumen, dans la zone de sécurité. Le document sélectionné par Pascale montrait ensuite le vaisseau en train de s’éloigner. On ne vit bientôt plus que la tête d’épingle éblouissante de ses tuyères, ses feux de position clignotants rouge et vert, puis les ténèbres semblèrent l’avaler comme s’il était tombé dans un encrier.
Ce qui se passa ensuite, personne ne devait jamais le savoir avec certitude. La majeure partie des informations glanées par Sylveste et Lefèvre au cours de leur approche avaient été perdues par la suite, et notamment les transmissions vers la station et le gobe-lumen. Le déroulement précis des événements, leur chronologie, leur durée étaient sujets à caution. On ne savait que ce que Sylveste lui-même se rappelait – et comme Sylveste, de son propre aveu, avait eu des périodes de conscience modifiée et restreinte à proximité du Voile, ses souvenirs ne pouvaient être pris pour une vision objective des événements.
Voici ce qu’on savait :
Sylveste et Lefèvre étaient arrivés plus près du Voile que n’importe quel être humain à ce jour, même Lascaille. Si Lascaille avait dit vrai, leurs conversions avaient réussi à abuser les défenses du Voile, l’amenant à les enclore dans une poche d’espace-temps aplati alors que la limite bouillonnait de farouches marées gravitationnelles. Personne à ce jour ne prétendait comprendre comment cela était possible : comment les mécanismes internes du Voile pouvaient courber l’espace-temps, lui imposer une géométrie d’une aussi folle violence, alors qu’un repli un milliard de fois plus anodin aurait requis plus d’énergie que n’en recelait la masse entière de la galaxie. Personne ne comprenait non plus comment la conscience pouvait s’insinuer dans l’espace-temps autour du Voile, permettant au Voile proprement dit de faire la distinction entre les espèces d’esprits qui tentaient de s’introduire dans son cœur tout en remodelant leurs pensées et leurs souvenirs. Il était évident qu’il y avait un lien caché entre la pensée en tant que telle et les processus sous-jacents de l’espace-temps, l’une influençant les autres. Sylveste avait trouvé des références à une vieille théorie, oubliée depuis des siècles, qui faisait le lien entre les processus quantiques de la conscience et les mécanismes de la gravité quantique qui gouvernaient l’espace-temps, grâce à l’unification permise par un tenseur de courbure dit tenseur de Weyl… Cela dit, la conscience n’était pas mieux comprise à ce jour. La théorie était toujours aussi conjecturale. D’un autre côté, peut-être, dans les parages du Voile, toute fuite, même faible, entre la conscience et l’espace-temps, était-elle infiniment amplifiée. Sylveste et Lefèvre s’efforçaient de réfléchir dans la tempête, leurs esprits reformés apaisant les forces gravitationnelles qui bouillonnaient autour d’eux, à quelques mètres de la paroi de leur vaisseau. Ils se faisaient l’impression d’être des charmeurs de serpents qui se seraient déplacés dans une fosse pleine de cobras, leur musique définissant la zone de sécurité. Enfin, de sécurité : oui, jusqu’à ce que la musique cesse – ou devienne discordante, et que les serpents sortent de leur placidité hypnotique. On ne saurait jamais vraiment à quelle distance Sylveste et Lefèvre se trouvaient du Voile lorsque la musique s’était dégradée et que les cobras de la gravité s’étaient mis à bouger.
Sylveste affirma qu’ils n’avaient jamais franchi la limite du Voile proprement dit. Il en avait eu la preuve visuelle : plus de la moitié du ciel était resté plein d’étoiles. Et pourtant, les rares données récupérées par le vaisseau de recherche suggéraient que le module de contact était bien entré dans la mousse fractale qui entourait le Voile – bien au-delà de sa frontière infiniment brouillée, bien à l’intérieur de ce que Lascaille avait appelé l’Espace de la Révélation.
Elle l’avait su tout de suite, lorsque cela s’était produit. Glacée de peur, mais très calme, elle l’avait annoncé à Sylveste. Sa conversion mystif commençait à se déliter, son voile de perception non humain se dissipait, laissant place à des pensées humaines. C’était ce qu’ils craignaient depuis le début, et ils avaient prié pour que ça n’arrive pas.
Ils avaient tout de suite informé la station de recherche et effectué des tests psycho afin de vérifier ses dires. La réalité était d’une clarté terrifiante. Sa conversion était en train de céder. D’ici quelques minutes, son esprit aurait perdu sa composante mystif et ne pourrait plus calmer les serpents parmi lesquels ils marchaient. Elle avait oublié la musique.
Ils ne s’étaient pas contentés de faire des vœux pour que ça n’arrive pas ; ils avaient pris leurs précautions, aussi. Lefèvre s’était repliée dans la partie opposée du module et avait déclenché les charges explosives qui séparaient le lobe dans lequel elle se trouvait de celui de Sylveste. À ce moment-là, sa conversion s’était presque complètement désagrégée. Par le lien audiovisuel qui reliait les deux lobes du vaisseau, elle avait informé Sylveste qu’elle sentait croître les forces gravitationnelles, que son corps était tordu par des tractions perverses et imprévisibles.
Les propulseurs avaient bien tenté d’éloigner son module de l’espace recourbé entourant le Voile, mais il était trop vaste et le lobe bien trop petit. En quelques minutes, la mince coque du vaisseau avait été déchiquetée. Lefèvre était restée en vie, roulée en boule dans la dernière poche de calme focalisée autour de son cerveau, et qui allait en se réduisant. Sylveste avait perdu contact avec elle alors que le vaisseau explosait. L’air qu’il contenait avait été rapidement expulsé au-dehors, mais la décompression ne s’était pas produite assez vite pour étouffer complètement ses cris.
Lefèvre était morte, Sylveste le savait. Sa propre conversion mystif tenait encore les serpents à distance. Bravement, plus seul qu’aucun être humain ne l’avait jamais été, Sylveste avait poursuivi sa descente vers la limite du Voile.
Plus tard, il s’était réveillé dans le silence de son appareil. Désorienté, il avait tenté de contacter la station de recherche qui était censée attendre son retour. Il n’y avait pas eu de réponse. La station de recherche et le gobe-lumen étaient à peu près anéantis. Une sorte de spasme gravitationnel était passé par là, les faisant éclater et les éviscérant aussi irrémédiablement que le vaisseau de Lefèvre. Tous les membres de l’équipage, tous ceux de son équipe étaient morts sur le coup, de même que les Ultras. Il était le seul survivant.
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