Mais à quoi bon ? Quel intérêt de prolonger son agonie ?
Sylveste avait ramené son module vers ce qui restait de la station et du gobe-lumen. Pendant un long moment, il avait cessé de penser aux Vélaires pour ne plus se focaliser que sur sa survie.
Il s’était démené seul, dans l’espace exigu de la capsule, pour faire repartir les systèmes de diagnostic et de réparation endommagés du gobe-lumen. Le spasme du Voile avait vaporisé ou pulvérisé des milliers de tonnes du bâtiment, mais il n’avait plus, alors, qu’un seul passager à transporter. Lorsque les processus de récupération étaient redevenus opérationnels, il s’était enfin autorisé à dormir – n’osant croire qu’il allait s’en sortir. Et dans ses rêves, il avait pris peu à peu conscience d’une vérité énorme, pétrifiante : après la mort de Karine Lefèvre et avant qu’il reprenne conscience, il s’était passé quelque chose. Quelque chose avait effleuré son esprit et lui avait parlé. Mais le message qui lui avait été communiqué était si violemment étranger que Sylveste aurait été bien en peine de l’exprimer en termes humains.
Il était entré dans l’Espace de la Révélation.
Carrousel de New Brasilia, Yellowstone,
système d’Epsilon Eridani, 2546
Volyova s’arrêta devant la taverne, porta son bracelet à sa bouche et dit :
— Je suis au Mystif.
Elle s’en voulait de laisser penser que c’était leur point de ralliement – elle méprisait presque autant l’établissement que sa clientèle –, mais, au moment d’organiser le rendez-vous avec la nouvelle recrue, elle n’avait pas trouvé mieux.
— Ta candidate est arrivée ? fit la voix de Sajaki.
— Non, ou alors elle est très en avance. Si elle arrive à l’heure et si l’entretien se passe bien, nous devrions partir d’ici une heure.
— Je serai prêt.
Elle bomba le torse, entra et réalisa instantanément une carte mentale des clients. L’air était chargé du même parfum rose, écœurant, que l’autre fois et la fille qui jouait du teeconax effectuait les mêmes mouvements nerveux. Les sons liquides, troublants, émanant de son cortex étaient amplifiés par l’instrument et modulés par la pression de ses doigts sur le clavier tactile complexe, aux couleurs spectrales. La musique décrivait des ragas vertigineux avant de se ramifier en passages atonaux qui mettaient les nerfs à vif. On aurait dit une meute de lions raclant des plaques de métal rouillé avec leurs griffes. Volyova avait entendu dire qu’il fallait disposer d’implants neuro-auditifs spéciaux pour comprendre quelque chose au teeconax.
Il y avait un tabouret libre, au bar. Elle commanda une vodka. Elle avait une seringue prête dans sa poche et retrouverait sa sobriété instantanément le moment venu. Elle était résignée à poireauter en attendant sa recrue. En temps normal, elle n’aurait pas tenu en place, mais elle se sentait étonnamment détendue et disponible, en dépit du cadre et de la perspective de devoir repartir pour Resurgam. Peut-être l’air était-il saturé de drogues psychotropes, en tout cas elle ne s’était pas sentie aussi bien depuis des mois. C’était bon de se retrouver avec d’autres êtres humains, même les spécimens qui fréquentaient la taverne. Pendant quelques minutes elle scruta les visages animés, sereinement ravie par les conversations inaudibles, par les récits de voyages qu’elle imaginait. Ou par la blague d’un autre monde qui arrachait un éclat de rire à une fille en train de fumer un narghilé. Non loin de là, un type chauve avec un dragon tatoué sur le crâne se vantait d’avoir traversé l’atmosphère d’une géante gazeuse alors que son pilote automatique était naze, et ce grâce à son esprit, converti par les Schèmes Mystifs, qui avait résolu le flux d’équations atmosphériques comme s’il était tombé dedans quand il était petit. Dans un box, un groupe d’Ultras particulièrement agités, à qui la lumière bleutée donnait de faux airs d’ectoplasmes, jouaient aux cartes. Le gagnant se payait sur le perdant en lui coupant une mèche de cheveux avec un couteau de poche pendant que les autres le maintenaient.
À quoi cette Khouri ressemblait-elle, déjà ?
Volyova pêcha sa carte dans sa poche et l’empauma discrètement. Voyons… Ana Khouri, plus quelques lignes de biographie, succinctes. Pas de quoi la faire remarquer dans un bar normal, mais ici, c’était plutôt la banalité qui risquait d’attirer l’attention. Et à en juger par la photo, elle devait avoir l’air encore plus déplacée que Volyova, si c’était possible.
D’un autre côté, Volyova ne s’en plaignait pas. Khouri semblait être la recrue idéale. Volyova avait exploré les réseaux de données subsistant dans le système – ceux qui avaient continué à fonctionner après la peste – et en avait tiré une liste restreinte de candidats susceptibles de répondre à ses critères. Khouri faisait partie du lot. Elle avait été dans l’armée, au Bout du Ciel. Mais Volyova n’avait pu trouver ses états de service, et elle avait fini par s’intéresser à d’autres postulants. Aucun ne correspondait tout à fait à ce qu’elle cherchait, et elle avait poursuivi ses investigations, un peu plus découragée chaque fois qu’elle éliminait un candidat. Sajaki avait suggéré à plusieurs reprises qu’ils enlèvent quelqu’un, tout simplement – comme s’il était moins criminel de recruter un volontaire pour un poste bidon. Mais la solution du rapt était trop aléatoire. Ce n’était pas le meilleur moyen de trouver un partenaire fiable.
C’est alors que Khouri était sortie de nulle part et avait pris contact avec eux. Elle avait entendu dire que l’équipage de Volyova cherchait quelqu’un, et elle était prête à quitter Yellowstone. Elle n’avait pas fait allusion à son passé militaire, mais Volyova était déjà au courant. C’était manifestement une preuve de prudence de la part de cette Khouri. Ce qui était plus bizarre, c’est qu’elle avait attendu pour les approcher que Sajaki – conformément aux habitudes de la profession – annonce leur nouvelle destination.
— Capitaine Volyova, je suppose ?
Khouri était un petit bout de femme, tendue à bloc et vêtue avec austérité. Elle ne suivait aucune mode ultra reconnaissable. Elle avait les cheveux noirs, presque aussi courts que ceux de Volyova. Si elle avait eu dans le crâne des jacks ou des interfaces neurales indésirables, ça se serait vu. Rien ne prouvait qu’elle n’avait pas la tête bourrée de petites machines bourdonnantes, mais en tout cas elle ne s’en vantait pas. Son visage était un composé neutre des types génétiques prédominants sur son monde natal, le Bout du Ciel : harmonieux, sans rien de remarquable. Sa bouche était petite, rectiligne, inexpressive, mais cette neutralité était contredite par ses yeux : sombres au point d’être presque incolores, et en même temps brillants d’une prescience intérieure désarmante. L’espace d’un minuscule instant, Volyova crut que Khouri avait percé à jour son tissu de mensonges.
— Oui. Vous devez être Ana Khouri, acquiesça Volyova d’un ton mesuré, parce que, maintenant qu’elle avait opéré la jonction avec Khouri, elle ne tenait pas à ce que les éventuels volontaires qui se seraient trouvés à portée de voix tentent de s’introduire à bord. J’en déduis que vous avez évoqué avec notre mandataire la possibilité d’intégrer notre équipage.
— Je viens d’arriver au carrousel. Je me suis dit que j’allais prendre contact avec vous avant d’aller voir les équipages qui passent des annonces.
Volyova huma sa vodka.
— Curieuse stratégie, si vous me permettez.
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