Des équipes de chercheurs humains enquêtaient sur les Schèmes Mystifs depuis des dizaines et des dizaines d’années. Des hommes nageant dans l’océan peuplé par les Mystifs pouvaient entrer en contact avec l’organisme, de même que des micro-filaments s’insinuaient temporairement dans le néocortex humain, établissant des liens quasi synaptiques entre l’esprit des nageurs et le reste de l’océan. Ils disaient que c’était comme s’ils communiaient avec des algues pensantes. Des nageurs entraînés rapportaient qu’ils avaient senti leur conscience se dilater pour inclure l’océan entier, leur mémoire devenant vaste, vaillante, antique. Leurs frontières perceptives devenaient malléables, bien qu’à aucun moment ils n’aient la sensation que l’océan proprement dit était véritablement doté de conscience. C’était plutôt un miroir qui reflétait massivement la conscience humaine : le solipsisme ultime. Les nageurs immergés faisaient des découvertes stupéfiantes en mathématiques, comme si l’océan accroissait leurs facultés créatrices. Certains rapportaient même que ces progrès persistaient pendant un certain temps après qu’ils avaient quitté la matrice de l’océan et regagné la terre ferme, ou leur vaisseau en orbite. Se pouvait-il qu’une modification physique se soit produite dans leur esprit ?
C’est ainsi que le concept de conversion mystif apparut. Avec un entraînement supplémentaire, les nageurs immergés apprirent à choisir des formes spécifiques de conversion. Les neurologues en poste sur le monde des Mystifs tentèrent de cartographier les modifications du cerveau induites par les non-humains, avec un succès mitigé. Les conversions étaient extraordinairement subtiles, et évoquaient davantage l’accordage d’un violon que son démontage et son remontage complets. La conversion était rarement permanente : l’effet finissait par s’estomper, des jours, des semaines, très rarement des années, plus tard.
Tel était l’état des connaissances quand l’expédition de Sylveste arriva en vue de Spindrift, un monde Mystif. Il s’en souvenait, maintenant, évidemment – les océans, les marées ; les chaînes volcaniques et la puanteur omniprésente, l’odeur d’algues de l’organisme proprement dit. L’odeur déverrouilla le reste. Les quatre délégués de contact vélaire avaient mémorisé les mandalas à un niveau profond. Après des mois d’entraînement avec des nageurs expérimentés, ils étaient entrés dans l’océan et s’étaient empli l’esprit de la forme que Lascaille leur avait donnée.
Le Mystif était entré en eux, avait partiellement dissous leurs esprits, et les avait restructurés conformément à ses propres schémas.
Lorsqu’ils en étaient ressortis, il leur avait d’abord semblé que Lascaille était bel et bien fou, finalement.
Ils n’avaient pas adopté des modes de comportement d’une étrangeté terrifiante, ils n’étaient pas non plus revenus avec des réponses aux grands mystères cosmiques. Lorsqu’on les interrogeait, aucun d’entre eux ne disait se sentir particulièrement différent, et ils n’en savaient pas plus long qu’avant sur l’identité ou la nature des Vélaires. Mais des tests neurologiques affûtés se révélèrent plus sensibles que l’intuition humaine. Les dons spatiaux et cognitifs des quatre envoyés avaient changé, mais d’une façon difficile à quantifier et qui laissait perplexe. Au fil des jours, ils racontèrent avoir éprouvé des états mentaux paradoxaux, à la fois familiers et d’une étrangeté absolue. Quelque chose avait manifestement changé, même si personne ne pouvait affirmer avec certitude que les changements mentaux qu’ils avaient subis avaient le moindre rapport avec les Vélaires.
Néanmoins, ils devaient faire vite.
Les quatre délégués plongèrent en cryosomnie dès l’achèvement des premiers tests. Le froid devait empêcher la dégradation de la conversion mystif, qui commencerait malgré tout inévitablement dès que les sujets se réveilleraient, en dépit d’un régime complexe de drogues neuro-stabilisatrices expérimentales. Ils dormirent tout le long du voyage vers le Voile de Lascaille, puis pendant les quelques semaines qu’ils passèrent à proximité de la limite proprement dite, alors que la station de recherche se rapprochait dans les limites nominales de trois années-lumière, soit la distance de sécurité qu’elle avait conservée jusqu’à ce moment. Et même alors, les délégués ne furent réveillés que la veille de leur voyage vers la surface.
— Je… je me souviens, dit Sylveste. Je me souviens de Spindrift.
Le médic se tapota alors les lèvres pendant un petit moment avec son stylo tout en intégrant le torrent d’informations déversé par les systèmes d’analyse médicale, puis il hocha la tête et le déclara paré pour la mission.
— Ce sacré vieil endroit a pas mal changé, nota Manoukhian.
Il avait raison, se dit Khouri. Elle ne reconnaissait pas Chasm City. La Moustiquaire avait disparu. La cité était à nouveau offerte aux éléments. Les bâtiments jadis abrités sous les draperies fondues des dômes s’élevaient librement dans l’atmosphère de Yellowstone. Le château noir de la Demoiselle ne figurait plus au nombre des plus hautes structures. Des monstres aéroformés, en gradins, montaient à l’assaut des nuées brunâtres, bouillonnantes. On aurait dit des feuilles de yucca ou des ailerons de requin criblés par des myriades de fenêtres minuscules et ornés du blason des Conjoineurs : le symbole géant de la logique booléenne. Telles des voiles de navires, leur étrave tranchant le vent, les bâtiments montaient sur de minces mâts de ce qui restait de la Mouise. Seuls demeuraient de vagues vestiges de la vieille architecture convulsée et un unique lambeau du Dais. La vieille forêt qu’était la cité avait été renvoyée dans l’histoire par des tours étincelantes pareilles à des lances.
— Ils ont fait pousser quelque chose dans le Gouffre. Là, au fond. Ils appellent ça le Lis, dit Manoukhian avec un mélange de répulsion et de fascination. D’après ceux qui l’ont vu, on dirait un énorme organe palpitant, un bout de l’estomac de Dieu qui se serait accroché aux parois du Gouffre. Le temps que les émanations toxiques qui remontent des profondeurs traversent le Lis, elles deviennent à peu près respirables.
— Tout ça en vingt-deux ans ?
— Ouais, répondit une voix.
Il y eut un mouvement du côté de la cuirasse noire, luisante, des persiennes. Khouri se retourna juste à temps pour voir un palanquin se poser sans bruit. En le voyant, elle repensa à la Demoiselle et à bien d’autres choses encore. C’était comme si une minute à peine avait passé depuis leur dernière entrevue.
— Merci de l’avoir amenée ici, Carlos.
— Ce sera tout ?
— Je crois, fit-elle d’une voix vibrante d’un léger écho. Le temps compte, vous comprenez. Même après toutes ces années. J’ai repéré un équipage qui cherche une recrue ayant le profil de Khouri, mais ils doivent quitter le système d’ici quelques jours à peine. Nous devons la former, la mettre dans la peau du personnage et la leur présenter avant qu’il ne soit trop tard.
— Et si je refusais ? émit Khouri.
— Vous ne refuserez pas. Plus maintenant que vous savez ce que je peux faire pour vous. Vous n’avez pas oublié, hein ?
— Ce n’est pas le genre de chose qu’on oublie facilement.
Elle se rappelait clairement, à présent, ce que la Demoiselle lui avait montré : il y avait quelqu’un dans l’autre caisson cryogénique. Et cette personne était Fazil, son mari. Malgré tout ce qu’on lui avait dit, elle n’avait jamais été séparée de lui. Ils étaient arrivés ensemble du Bout du Ciel. L’erreur administrative était moins grave qu’elle n’avait cru. Cela dit, elle s’était bien fait manipuler. La preuve de l’intervention de la Demoiselle était évidente depuis le début. Khouri avait trouvé un peu trop facilement son poste d’assassin : rétrospectivement, ce rôle avait uniquement servi à prouver qu’elle était taillée sur mesure pour la tâche qui l’attendait. Quant à s’assurer de sa parfaite docilité, c’était la simplicité même. La Demoiselle tenait Fazil. Si Khouri refusait de faire ce qu’on attendait d’elle, elle ne reverrait jamais son mari.
Читать дальше