— Il n’y a pas un moyen d’empêcher votre arme d’atteindre Cerbère ? Je veux dire, elle est sous votre contrôle, non ?
— Chut ! siffla Volyova. Tout ce qu’on dit ici…
Elle eut un geste éloquent en direction des parois, faisant probablement allusion aux micros dissimulés un peu partout qui transmettaient leurs paroles à Sajaki, elle en était persuadée.
— Et même si ça revenait aux oreilles des autres membres du Triumvirat ? fit Khouri, tout bas (inutile de courir des risques inutiles, mais elle tenait à s’exprimer quand même). Vu la tournure que prend la situation, l’affrontement ouvert ne devrait plus tarder. D’abord, je doute que le réseau d’écoute de Sajaki soit aussi extensif que vous le pensez. C’est ce que disait Sudjic. Et de toute façon, il a probablement d’autres chats à fouetter, en ce moment.
— Dangereux, très dangereux…
Reconnaissant peut-être qu’il y avait du vrai dans les paroles de Khouri – d’ici peu, leurs manœuvres subreptices tourneraient à la rébellion ouverte –, Volyova releva le poignet de son blouson sur son bracelet, leur montrant les chiffres qui défilaient sur le voyant lumineux.
— Je contrôle à peu près tout d’ici, mais quel intérêt ? Sajaki me tuera s’il croit que je tente de saboter l’opération, et il le saura à l’instant où l’arme déviera de la trajectoire prévue. De plus, n’oublions pas que Sylveste nous tient tous en otage, et je n’ose imaginer comment il réagira.
— Très mal, j’imagine. Mais ça ne change rien.
— Il ne mettra pas ses menaces à exécution, dit alors Pascale. Il n’a rien dans les yeux ; il me l’a dit. Mais comme Sajaki n’a aucun moyen de s’en assurer – or ç’aurait été tout à fait possible – Dan était sûr que ça marcherait.
— Vous êtes absolument certaine qu’il ne vous a pas menti ?
— Qu’est-ce que c’est que cette question ?
— Une question parfaitement légitime, compte tenu des circonstances. J’ai la trouille de Sajaki, mais je saurais lui tenir tête s’il le fallait. Alors que votre mari…
— C’était de l’intox, confirma Pascale. Faites-moi confiance.
— Comme si nous avions le choix, soupira Khouri.
Elles étaient arrivées à un ascenseur. La porte s’ouvrit et elles durent monter une marche pour entrer dans la cabine. Khouri tapa du pied pour ôter la boue de ses bottes et dit :
— Ilia, il faut que vous arrêtiez ça. Si ça atteint Cerbère, nous sommes tous morts. La Demoiselle le savait depuis le début ; c’est pour ça qu’elle voulait tuer Sylveste. Parce qu’elle savait qu’il ne reculerait devant rien pour y aller. Bon, tout ça n’est pas complètement clair dans ma tête, mais j’ai une certitude : la Demoiselle savait que s’il réussissait, ce serait très mauvais pour nous. Très, très mauvais, même.
L’ascenseur commença à monter bien que Volyova n’ait pas appuyé sur un seul bouton.
— C’était le Voleur de Soleil qui l’y incitait, reprit Pascale. Qui forgeait son destin. Lui fourrait des idées dans la tête.
— Des idées ? demanda Khouri.
— Comme de venir ici, dans ce système, fit Volyova, très animée à présent. Khouri, vous vous souvenez comment nous avons retrouvé, dans la mémoire du vaisseau, cet enregistrement de Sylveste effectué lors de sa précédente visite à bord ? (Khouri hocha la tête. Elle s’en souvenait bien : elle avait regardé le Sylveste enregistré dans les yeux et avait imaginé qu’elle tuait leur propriétaire réel.) Il a dit en passant qu’il pensait déjà à l’expédition de Resurgam, vous vous souvenez ? Ça nous avait intriguées, parce que, logiquement, il ne pouvait pas être au courant, pour les Amarantins. Eh bien, maintenant, tout s’éclaire. Pascale a raison. Le Voleur de Soleil était déjà dans sa tête, et c’est lui qui l’a poussé à venir ici. Je pense qu’il n’en avait même pas conscience, mais il était contrôlé par le Voleur de Soleil, depuis le début.
— C’est comme si le Voleur de Soleil et la Demoiselle se livraient combat par personnes interposées, reprit Khouri. Le Voleur de Soleil est une espèce d’entité électronique, un programme, un logiciel, et la Demoiselle est confinée à Yellowstone, dans son palanquin… alors ils nous manipulent, ils tirent les ficelles, nous jouant l’un contre l’autre.
— Je pense que vous avez raison, dit Volyova. C’est le Voleur de Soleil qui me préoccupe. Beaucoup, même. Nous n’avons pas entendu parler de lui depuis l’histoire de l’arme secrète.
Khouri ne répondit pas. Elle savait que le Voleur de Soleil s’était introduit dans sa tête au cours de la dernière séance au poste de tir. Par la suite, lors de son ultime apparition, la Demoiselle lui avait dit que le Voleur de Soleil était en train de la ronger ; qu’il finirait inévitablement par l’emporter au cours des prochaines heures, quelques jours tout au plus. Et ça faisait déjà des semaines. D’après son estimation des pertes, la Demoiselle devait être morte, à présent, et le Voleur de Soleil avait gagné. Et pourtant, rien n’avait changé. Sauf peut-être qu’il régnait dans sa tête un calme comme elle n’en avait pas connu depuis qu’elle avait repris conscience du côté de Yellowstone. Finis les foutus implants de proximité du Jeu de l’Ombre ; finies les apparitions de la Demoiselle à minuit. À croire que le Voleur de Soleil était mort en triomphant. Non que Khouri y crût, cela dit, et son absence complète était d’autant plus éprouvante ; elle ajoutait de la tension à l’attente de sa réapparition, parce qu’elle était convaincue qu’il reviendrait. Et quelque chose lui disait qu’il serait d’une compagnie encore moins agréable que sa précédente occupante.
— Pourquoi voudriez-vous qu’il se montre ? demanda Pascale. Il a pratiquement gagné, n’importe comment.
— Pratiquement, acquiesça Volyova. Mais ce que nous sommes sur le point de faire pourrait l’amener à intervenir. Je pense que nous devrions nous y préparer – surtout vous, Khouri. Vous savez qu’il a trouvé le moyen de s’introduire dans Boris Nagorny, et si je vous dis qu’ils n’étaient agréables à connaître, ni l’un, ni l’autre, vous pouvez me croire.
— Vous devriez peut-être me connecter maintenant, pendant qu’il en est encore temps, dit Khouri, sans trop réfléchir, mais avec une gravité mortelle. Je le pense vraiment, Ilia – je préférerais que vous le fassiez plutôt que d’être obligée de m’y expédier plus tard.
— J’aimerais bien, répondit son mentor. Mais nous n’avons pas vraiment l’avantage du nombre. Pour le moment, nous sommes trois contre Sajaki et Hegazi – et Dieu seul sait dans quel camp Sylveste se rangera, si on en arrive là.
Pascale ne répondit pas.
Elles arrivèrent à l’armothèque, l’endroit où Volyova avait prévu de les emmener bien qu’elle ne leur en ait pas parlé. Khouri n’était jamais venue dans cette partie du bâtiment, mais elle n’avait pas besoin qu’on lui dise de quoi il s’agissait. Elle était entrée dans des quantités d’armureries, et il y régnait toujours la même odeur caractéristique.
— Là, on est en train de se fourrer dans une sacrée merde, dit-elle. Pas vrai ?
La vaste pièce oblongue était le local de documentation et de réception de l’armothèque, qui comportait près d’un millier de modèles immédiatement disponibles. Des dizaines de milliers d’autres pouvaient être fabriqués à bref délai, conformément aux plans holographiques entreposés dans les mémoires du bâtiment.
— Oui, fit Volyova avec une sorte de jubilation presque inquiétante. De sorte que nous avons intérêt à disposer d’une puissance de feu efficace, et qui en impose. Alors, allez-y, Khouri, équipez-nous. Et faites vite. Je ne tiens pas à ce que Sajaki nous tombe dessus avant que nous ayons ce que nous sommes venues chercher.
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