— Vous auriez dû me faire confiance, insista Khouri.
En d’autres circonstances, se dit Volyova, à ce stade, elle lui aurait tapé dessus. Au lieu de ça, elle répondit d’une voix douce :
— Je trouve que vous êtes mal placée pour me parler de confiance alors que vous avez menti et triché pour vous introduire à bord de mon bâtiment.
— Que vouliez-vous que je fasse ? La Demoiselle tenait mon mari.
— Vraiment, Khouri ? fit Volyova en se penchant vers elle. Vous en êtes sûre ? Je veux dire, vous l’avez rencontré, ou c’était encore un des petits stratagèmes de la Demoiselle ? Il n’est pas difficile d’implanter des souvenirs, il me semble.
Khouri répondit d’une voix suave, comme s’il n’y avait jamais eu un mot plus haut que l’autre entre elles :
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire qu’il ne s’en est peut-être pas sorti, Khouri. Vous n’y avez jamais songé ? Peut-être qu’il n’a jamais quitté Yellowstone, comme vous l’avez toujours cru.
Pascale s’interposa :
— Écoutez, vous ne pourriez pas arrêter de vous disputer ? Si le pire doit arriver, la dernière chose dont nous avons besoin c’est de nous chamailler. Figurez-vous que, contrairement à vous deux, je n’ai jamais demandé à venir à bord, et je voudrais n’y avoir jamais mis les pieds.
— Ouais, c’est vraiment pas de chance, rétorqua Khouri.
Pascale la foudroya du regard.
— Enfin, quand je dis ça… ce n’est peut-être pas tout à fait vrai. Moi aussi, je cherche quelque chose. Moi aussi, j’ai un mari, et je ne veux pas qu’il lui arrive malheur, à lui ou à ses proches, à cause d’une pulsion irrésistible. Et c’est pour ça que j’ai besoin de vous deux, parce que vous avez l’air d’être les seules, ici, à avoir la même impression que moi.
— Et quelle impression avez-vous ? demanda Volyova.
— Que ça ne colle pas, dit-elle. Ça ne colle plus depuis que vous avez prononcé ce nom.
Volyova n’avait pas besoin de lui demander à quel nom elle faisait allusion.
— Vous avez réagi comme si vous le reconnaissiez.
— Nous l’avons reconnu tous les deux. « Voleur de Soleil » est un nom amarantin ; c’est un de leurs dieux, une figure mythique, ou peut-être un personnage historique réel. Mais Dan était trop têtu – ou peut-être trop effrayé – pour l’admettre.
Volyova regarda à nouveau son bracelet ; toujours rien. Puis elle attendit que Pascale raconte son histoire. Et elle la raconta bien ; sans préambule, sans perdre de temps à planter le décor. Elle décrivit quelques faits bien choisis, esquissés avec une remarquable économie de moyens, et Volyova en retira une bonne idée d’ensemble. Elle comprenait enfin pourquoi Pascale avait entrepris la biographie de Sylveste. Elle leur parla des Amarantins, ces créatures d’origine avienne, aujourd’hui disparues, qui avaient vécu sur Resurgam. Sylveste en avait suffisamment parlé à l’équipage pour qu’il resitue l’histoire dans son contexte, mais cette nouvelle allusion aux Amarantins était troublante. Volyova n’aimait pas penser que ses problèmes étaient, d’une certaine façon, liés aux Vélaires ; là, au moins, la causalité était assez claire. Mais comment les Amarantins s’intégraient-ils dans tout ça ? Quel lien pouvait-il y avoir entre deux espèces non humaines radicalement différentes, qui avaient toutes les deux depuis longtemps disparu du paysage galactique ? Même les échelles temporelles offraient une disparité radicale : d’après ce que Lascaille avait dit à Sylveste, les Vélaires avaient disparu – peut-être en se repliant dans leurs sphères d’espace-temps restructuré – des millions d’années avant l’apparition des Amarantins, emportant avec eux des objets et des techniques trop redoutables pour être laissés à la portée d’espèces moins expérimentées. Après tout, c’était ce qui avait attiré Sylveste et Lefèvre vers la frange du Voile : l’attrait de toutes ces connaissances emmagasinées. Les Vélaires étaient ce que les hommes avaient vu de plus éloigné d’eux : des êtres cauchemardesques, dotés d’une carapace et de plusieurs membres. Par contraste, bien que non humains, les Amarantins, ces bipèdes qui semblaient descendre des oiseaux, étaient moins bouleversants.
Le Voleur de Soleil établissait un lien entre eux. Le vaisseau n’était jamais venu sur Resurgam ; personne, à bord, n’avait jamais eu le moindre rapport avec les Amarantins, et pourtant le Voleur de Soleil avait fait partie de la vie de Volyova pendant des années subjectives, et plusieurs dizaines d’années de temps planétaire. Sylveste était manifestement la clé de tout ça, mais Volyova n’arrivait pas à voir la logique de l’affaire.
Pendant qu’une partie de l’esprit de Volyova vagabondait et s’efforçait de trouver une sorte d’ordre aux choses. Pascale poursuivait son récit. Elle leur parla de la cité enfouie ; une immense structure amarantine qui avait été découverte pendant la captivité de Sylveste. Elle leur décrivit le bâtiment central de la cité, une tour immense, surmontée par un être qui n’était pas tout à fait amarantin mais évoquait l’équivalent amarantin d’un ange – sauf que c’était un ange imaginé par quelqu’un qui aurait scrupuleusement respecté les contraintes anatomiques. Un ange qui aurait presque pu voler.
— Et c’était le Voleur de Soleil ? demanda Khouri, impressionnée.
— Je ne sais pas, répondit Pascale. Tout ce que nous savons, c’est que, au départ, le Voleur de Soleil était un Amarantin comme les autres, sauf qu’il a rassemblé autour de lui un groupe, un clan de renégats, si vous voulez. Nous pensons que c’étaient des expérimentateurs, qui étudiaient la nature du monde ; qui remettaient le mythe en question. D’après la théorie de Dan, le Voleur de Soleil s’intéressait à l’optique ; il faisait des miroirs, des lentilles, il volait le soleil au sens littéral du terme. Il se peut aussi qu’il ait fait des expériences portant sur le vol ; qu’il ait construit des machines rudimentaires, des planeurs. En tout cas, ça passait pour de l’hérésie.
— Et la statue ? Qu’est-ce que c’était ?
Pascale leur parla alors du groupe de renégats qu’on avait appelés par la suite les Bannis ; elle leur raconta comment ils avaient totalement disparu de l’histoire amarantine pendant des milliers d’années.
— Si je peux hasarder une théorie, intervint Volyova, il se pourrait que les Bannis soient partis pour un coin tranquille de la planète et aient inventé la technologie ?
— C’est ce que pensait Dan. Il pensait qu’ils étaient allés jusqu’au bout, et qu’ils avaient trouvé le moyen de quitter Resurgam. Puis, un jour – peu avant l’Événement –, ils étaient revenus, et à ce moment-là, pour ceux qui étaient restés sur place, ils étaient devenus des dieux. C’était ça, la statue : un hommage élevé en l’honneur de leurs nouveaux dieux.
— Des dieux qui seraient devenus des anges ? demanda Khouri.
— Le génie génétique, reprit Pascale, avec conviction. Ils n’auraient jamais pu voler, même avec les ailes dont ils s’étaient dotés, mais ils avaient déjà échappé à la gravité ; ils avaient conquis le vol spatial.
— Que s’est-il passé ?
— Beaucoup plus tard, des siècles ou des milliers d’années plus tard, le peuple du Voleur de Soleil est retourné sur Resurgam. C’était presque la fin. Nous ne pouvons déchiffrer l’échelle de temps géologique, elle est trop courte. Mais tout se passe comme s’ils l’avaient amené avec eux.
— Amené quoi ? demanda Khouri.
— L’Événement. La chose qui a anéanti toute vie sur Resurgam.
Elles pataugeaient dans une coursive où elles avaient de l’eau jusqu’aux chevilles lorsque Khouri dit :
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