— Comme vous voudrez, répondit Sajaki.
— Vous les laisseriez continuer ? s’étonna Hegazi. Après ce qu’ils ont manqué lui faire ?
— Ça vous pose un problème ? rétorqua Sylveste, sentant que l’échange était aussi ritualisé qu’une pièce de théâtre, et sa conclusion tout aussi prévisible. Si nous ne prenons pas de risques…
— Sylveste a raison, reprit Sajaki. Qui peut prévoir comment le capitaine réagira à la plus innocente des interventions ? La peste est un organisme vivant ; elle n’obéit pas forcément aux règles logiques, et tout ce que nous faisons comporte un risque, même une opération aussi anodine en apparence que de la balayer avec un champ magnétique. Elle pourrait interpréter ça comme un stimulus et entrer dans une nouvelle phase de croissance, ou se changer en poussière en quelques secondes. Je doute que le capitaine survive à l’un ou l’autre de ces scénarios.
— Dans ce cas, reprit Hegazi, autant arrêter tout de suite.
— Non, répondit Sajaki, si calmement que Sylveste se prit à craindre pour la santé mentale du personnage. Ça ne veut pas dire que nous renonçons, ça veut dire que nous avons besoin d’un nouveau paradigme – quelque chose qui va au-delà de l’intervention chirurgicale. Nous disposons du meilleur cybernéticien que l’univers ait connu depuis la Transillumination, et personne ne maîtrise mieux les armes moléculaires qu’Ilia Volyova. L’équipement médical de ce bâtiment est ce qui se fait de mieux. Et pourtant nous avons échoué, pour la simple raison que nous avons affaire à quelque chose de plus fort, de plus rapide et de plus adaptable que tout ce que nous pouvons imaginer. Ce que nous avons toujours soupçonné est vrai : la Pourriture Fondante est d’origine non humaine. Et c’est pour ça qu’elle nous gagnera toujours de vitesse. Enfin, si nous continuons à la combattre selon nos propres termes, et non selon les siens.
Et c’est là, se dit Sylveste, que la pièce arrive à un épilogue non écrit qui n’appartient qu’à elle.
— À quel genre de nouveau paradigme pensez-vous ?
— À la seule réponse logique, répondit Sajaki comme si ce qu’il était sur le point de révéler avait toujours crevé les yeux. Le seul remède efficace contre un mal non humain ne peut être qu’un remède non humain. C’est ce que nous devons chercher à présent, peu importe le temps que ça prendra, ou jusqu’où ça nous mènera.
— Un remède non humain, répéta Hegazi comme s’il testait l’effet que faisait la phrase dans sa bouche (et peut-être pensait-il qu’il l’entendrait assez souvent dans l’avenir). Et à quel genre de remède non humain pensez-vous au juste ?
— Nous allons d’abord essayer les Schèmes Mystifs, répondit distraitement Sajaki, comme s’il parlait tout seul et retournait simplement cette idée dans sa tête. Et s’ils ne peuvent rien pour lui, nous irons voir ailleurs. Vous savez, dit-il en regardant Sylveste, nous sommes allés les voir, jadis, le capitaine et moi. Vous n’êtes pas seul à avoir goûté l’amertume de leur océan.
— Je ne resterai pas une seconde de plus en compagnie de ce dingue, fit Calvin, Sylveste acquiesçant sans mot dire.
Volyova vérifia son bracelet pour la sixième ou la septième fois en moins d’une heure, mais il n’avait pas grand-chose de nouveau à lui apprendre. Ce qu’il avait à lui dire, elle le savait déjà, et c’était que le mariage calamiteux entre la tête de pont et Cerbère se produirait d’ici moins d’une demi-journée, et que personne n’avait l’air d’émettre la moindre objection, et encore moins de vouloir tenter quoi que ce soit pour éviter cette union.
— Vous regardez ce truc toutes les deux secondes comme si ça devait changer quelque chose, dit Khouri.
Elles étaient toujours dans la chambre-araignée, Volyova, Pascale et elle. Elles avaient passé les dernières heures hors du bâtiment, ne le regagnant que pour y ramener Sylveste afin qu’il puisse rencontrer les autres membres du Triumvirat. Sajaki ne s’était pas inquiété de l’absence de Volyova ; il devait penser qu’elle était dans sa cabine, en train de peaufiner sa stratégie d’attaque. Mais, d’ici une heure ou deux, il faudrait qu’elle montre son nez si elle voulait éviter d’éveiller les soupçons. Et puis il faudrait qu’elle amorce, à l’aide des armes de la cache secrète, la procédure d’affaiblissement du point de Cerbère que la tête de pont devait atteindre.
— Qu’est-ce que vous espérez ? demanda Khouri en jetant un coup d’œil involontaire à son bracelet.
— Quelque chose d’inattendu de la part de l’arme – une avarie fatale ferait très bien l’affaire.
— Alors vous ne voulez vraiment pas que ça réussisse ? lança Pascale. Il y a quelques jours, vous envisagiez cette mission comme si c’était votre heure de gloire. Vous avez retourné votre veste.
— C’était avant que je sache qui était la Demoiselle. Si j’en avais eu une idée avant…
Volyova se rendit compte qu’elle n’avait rien à dire. Il était évident maintenant que le fait d’utiliser l’arme était une imprudence stupéfiante, mais le fait de le savoir aurait-il changé quoi que ce soit ? Se serait-elle sentie obligée de transformer le Lorean en arme pour la raison qu’elle en était capable, ou que c’était élégant et qu’elle voulait que ses pairs voient quelles créatures fabuleuses, quels engins de guerre byzantins pouvaient jaillir de son esprit ? L’idée qu’elle aurait pu le faire était écœurante, mais – à sa façon – tout à fait plausible. Elle aurait donné naissance à la tête de pont tout en espérant l’empêcher de mener sa mission à bien ultérieurement. En bref, elle aurait été exactement dans la position où elle se trouvait à présent.
La tête de pont – le Lorean converti – ralentissait à l’approche de Cerbère. Lors de son entrée en contact avec la planète, sa vitesse n’excéderait pas celle d’une balle de revolver, mais une balle de plusieurs millions de tonnes. Si elle heurtait la surface d’une planète ordinaire à cette vitesse, il y aurait une explosion colossale et son jouet serait détruit en un éclair. Mais Cerbère n’était pas une planète normale. Volyova supposait – sur la base d’interminables simulations – que la masse écrasante de l’arme suffirait à la propulser à travers la mince croûte artificielle qui entourait la planète. Ensuite, quand elle l’aurait traversée et se serait fichée dans le monde intérieur, Volyova n’avait pas vraiment idée de ce qu’elle rencontrerait.
Et maintenant, elle avait tellement peur qu’il n’y avait pas de mots pour le dire. Sylveste s’était laissé entraîner jusque-là par vanité intellectuelle, et peut-être par autre chose aussi, mais elle n’était pas innocente dans l’affaire. Elle avait obéi à la même pulsion aveugle. Elle regrettait d’avoir pris le projet tellement à cœur ; d’avoir fait en sorte que la tête de pont ne puisse échouer. Elle frémissait en pensant à ce qui arriverait si son enfant ne la décevait pas.
— Si j’avais su… dit-elle enfin. Mais je ne savais pas, alors, à quoi bon ?
— Vous auriez dû m’écouter, fit Khouri. Je vous avais dit qu’il fallait arrêter cette folie. Mais vous ne vouliez rien entendre ; il fallait que vous le fassiez.
— Je n’allais pas m’opposer à Sajaki sur la base d’une vision que vous aviez eue au poste de tir. Si je vous dis qu’il nous aurait éliminées toutes les deux, vous pouvez me faire confiance.
Sauf que maintenant, se disait-elle, elles allaient peut-être être obligées de se rebeller quand même contre lui, mais elles ne pouvaient le faire que de la chambre-araignée, et bientôt, ça ne suffirait peut-être pas.
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