Et puis elle l’avait pris de plein fouet.
— Comment se pourrait-il que ce soit elle ? demanda Khouri, après, lorsque le choc eut moins disparu qu’il ne fut devenu une composante normale de son bruit de fond émotionnel. Ce n’est pas possible. Ça n’a pas de sens.
— Je crois que ça en a trop, au contraire, répondit Volyova. Ça colle trop bien avec les faits. Nous ne pouvons pas faire autrement que d’envisager cette hypothèse.
— Mais elle est morte, tout le monde le sait, et pas seulement sur Yellowstone, dans la moitié de l’espace colonisé. Elle est morte, Ilia, morte de mort violente. Ça ne peut pas être elle, c’est impossible !
— Je pense que si. Manoukhian dit qu’il l’a trouvée dans l’espace. Alors c’est peut-être vrai. Il a peut-être trouvé Karine Lefèvre en train de dériver aux environs du Voile de Lascaille – il cherchait peut-être quelque chose à récupérer dans l’épave du vaisseau. Il l’aurait récupérée, sauvée et ramenée à Yellowstone. Ça tiendrait debout, non ? Nous avons au moins un lien avec Sylveste, et peut-être même une raison de vouloir sa mort.
— Ilia, j’ai lu ce qui lui est arrivé. Elle a été déchiquetée par les tensions gravitationnelles qui cernent le Voile. Manoukhian ou pas Manoukhian, il n’en serait rien resté de récupérable.
— Non, bien sûr. À moins que Sylveste n’ait menti. Rappelez-vous que nous n’avons que sa version des événements. Aucun système d’enregistrement n’a survécu au contact.
— Elle ne serait pas morte, c’est ce que vous voulez dire ?
Volyova leva la main comme chaque fois que Khouri interprétait mal sa pensée.
— Non, pas forcément. Il se peut qu’elle soit vraiment morte, mais pas comme Sylveste l’a dit. Et elle n’est peut-être pas morte au sens où nous l’entendons, et si ça se trouve, elle n’est pas vraiment vivante non plus, même maintenant, en dépit de ce que vous avez vu.
— Je n’en ai pas vu grand-chose, vous savez, à part le palanquin dans lequel elle se déplaçait…
— Vous avez supposé que c’était une hermétique parce qu’elle se déplaçait en palanquin. Mais elle aurait pu faire ça pour brouiller les pistes.
— Elle a été déchiquetée. Il n’y a pas à y revenir.
— Le voile ne l’a peut-être pas tuée, Khouri. Admettons qu’il lui soit arrivé quelque chose d’effroyable, mais qu’elle soit restée en vie ? Et si quelque chose l’avait sauvée, en réalité ?
— Sylveste l’aurait su.
— Il ne veut peut-être pas se l’admettre à lui-même. Il faut que nous lui parlions, je crois – ici, où nous ne serons pas embêtées par Sajaki. (Volyova venait à peine de finir sa phrase lorsque son bracelet émit un nouveau pépiement. Un visage humain, au regard perdu derrière des globes oculaires atones, apparut sur le voyant.) Quand on parle du loup… murmura Volyova. Qu’y a-t-il, Calvin ? C’est bien Calvin, hein ?
— Pour le moment, répondit l’homme. Sauf que je crains que mon utilité pour Sajaki ne touche à sa fin. Une fin ignominieuse.
— Que voulez-vous dire ? demanda Volyova avant d’ajouter, très vite : Il y a quelque chose dont je voudrais parler avec Dan ; c’est plutôt urgent, si vous permettez.
— Je pense que ce que j’ai à dire est encore plus urgent, coupa Calvin. C’est votre remède, Volyova. L’antivirus que vous avez obtenu.
— Oui, et alors ?
— Il n’a pas l’air d’agir comme prévu…
Il recula d’un pas pour lui permettre d’entrevoir le capitaine, derrière lui. C’était une masse luisante de mucus visqueux, comme une statue couverte de bave d’escargot.
— En réalité, on dirait qu’il accélère le processus.
Système Cerbère-Hadès,
héliopause de Delta Pavonis, 2566
Sylveste n’eut pas longtemps à attendre. Volyova arriva, en compagnie de Khouri, la femme qui lui avait sauvé la vie sur Resurgam. Si Volyova était une variable imprévisible dans ses plans, Khouri était pire, parce qu’il n’avait pas encore réussi à savoir à qui elle était loyale : à Volyova, à Sajaki ou à quelqu’un d’autre encore. Mais il réprima ce souci pour le moment, en réponse à l’insistance de Calvin.
— Comment ça, « le traitement accélère le processus » ? Que veux-tu dire ?
— Exactement ce que je viens de dire, répondit Calvin, par sa voix, avant que l’une ou l’autre des deux femmes ait eu le temps de souffler. Nous le lui avons administré conformément à vos instructions, et c’est comme si nous avions donné à la peste une injection de vitamines. Elle prolifère plus vite que jamais. Si je ne savais pas à quoi m’en tenir, je dirais que votre antivirus est en train de la booster.
— Et merde ! fit Volyova. Pardon ! Excusez-moi, mais ces quelques heures ont été assez éprouvantes.
— C’est tout ce que vous avez à dire ?
— J’ai testé l’anticorps sur de petits échantillons isolés de la peste, reprit-elle, sur la défensive. Il agissait. Je ne pouvais affirmer qu’il serait aussi efficace sur la totalité de l’organisme infesté… mais dans le pire des cas… je pensais qu’il aurait un certain effet, même limité. Il aurait dû obliger la peste à mobiliser certaines de ses ressources ; il n’y a pas à tortiller. Elle aurait dû consacrer à lutter contre l’anticorps une partie de l’énergie qu’elle aurait normalement utilisée pour son développement. J’espérais que ça la tuerait, enfin, que ça la subvertirait en une forme manipulable. Bref, même en étant pessimiste, je pensais que la peste attraperait un rhume ; que ça la ralentirait sensiblement.
— Ce n’est pas ce que nous constatons, répondit Calvin.
— Ce qu’elle dit est intéressant quand même, répondit Khouri, Sylveste se rendant compte à cet instant qu’il la regardait comme s’il allait la mordre, comme s’il niait son existence même.
— Que constatez-vous ? demanda Volyova. Vous comprenez, ça m’intéresse, et pas qu’un peu.
— Nous avons stoppé le traitement, répondit Calvin. Et pour le moment, l’évolution est stabilisée. Mais quand nous avons administré l’antivirus au capitaine, la peste s’est étendue plus vite. C’était comme si elle incorporait la masse de l’antidote dans sa matrice plus vite qu’elle ne convertissait le substrat du vaisseau.
— C’est ridicule ! fit Volyova. Le vaisseau ne fait rien pour résister à la contamination. Si la progression s’est accélérée… ça voudrait dire que l’antivirus se livrait à elle ; qu’il se convertissait plus vite que la peste n’arrivait à la subvertir.
— Comme des soldats au front qui déserteraient avant d’avoir entendu le premier coup de feu ennemi, commenta Khouri.
— Exactement, acquiesça Volyova (Sylveste sentit qu’il y avait quelque chose entre les deux femmes, quelque chose qui ressemblait de façon suspecte à un respect mutuel). Mais c’est tout simplement impossible. Il aurait fallu que la peste court-circuite les routines de réplication comme ça ! fit-elle en claquant les doigts. Comme si elles se laissaient volontairement envahir. Je vous le répète, ce n’est pas possible.
— Eh bien, essayez vous-même.
— Non, merci. Ce n’est pas que je ne vous croie pas, mais mettez-vous à ma place. De mon point de vue – et c’est moi qui ai conçu ce foutu truc –, ça n’a aucun sens.
— J’ai bien une hypothèse, dit Calvin.
— Laquelle ?
— Et si c’était du sabotage ? Je vous l’ai dit, nous pensons que quelqu’un ne veut pas que cette opération réussisse. Vous voyez de qui je veux parler, fit-il avec circonspection, soucieux de ne pas en dire plus long en présence de Khouri, ou des systèmes d’écoute de Sajaki. Et si quelqu’un avait trafiqué votre antivirus ? avança-t-il.
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