Un enfant qu’elle condamnait à une mort prématurée, ignominieuse. Mais sûrement pas inutile.
Son bracelet émit un pépiement. Elle y jeta un coup d’œil, espérant que c’était une giclée d’infos de la tête de pont ; une brève réactualisation suite à un changement de cap de dernière minute décidé par le système de réplication encore actif.
Ce n’était pas ça du tout.
Ça venait du bâtiment : il avait trouvé une corrélation pour l’esquille. Il avait dû fouiller dans des dossiers techniques vieux de plus de deux siècles, mais il avait fini par dénicher une concordance. Et en dehors des schémas de stress – qui avaient pu être provoqués après la fabrication de l’esquille métallique –, la correspondance était absolue, dans les limites des erreurs de mesure.
Elle était encore seule sur la passerelle.
— Affichage demandé ! ordonna Volyova.
Une image en lumière visible de l’esquille immensément agrandie apparut sur la sphère, bientôt suivie par une série de zooms avant commençant par un cliché pris au microscope électronique, en différents niveaux de gris, qui faisait apparaître la structure cristalline torturée de l’esquille. Le dernier était une image ATM aux couleurs criardes, d’une résolution d’analyse à l’échelle atomique, où les atomes individuels étaient fondus ensemble. Des images obtenues par le spectrographe de masse ou par cristallographie aux rayons X apparurent dans des fenêtres distinctes, accompagnées d’une profusion de données techniques. Volyova ne s’intéressa même pas à ces résultats ; elle les connaissait par cœur, puisque c’était elle qui avait effectué la plupart des mesures.
Elle regarda l’affichage se décaler sur un côté et un ensemble de graphes très semblables apparaître de l’autre côté, autour d’une esquille de matériau d’allure similaire, identique au niveau de la résolution atomique, mais qui ne présentait pas les mêmes schémas de stress. La composition, les ratios isotopiques, les caractéristiques du treillis, tout était identique : beaucoup de fullerènes, organisés en allotropes structurels, composant une matrice d’une complexité stupéfiante, faite d’un sandwich de couches de métal et d’alliages étranges. Des pointes d’yttrium et de scandium, avec tout un magma de traces d’éléments transuraniens qui formaient comme des îlots de stabilité, apportant sans doute une résilience mystérieuse aux propriétés massives de l’esquille. Et pourtant, à la connaissance de Volyova, il y avait des substances plus étranges à bord du vaisseau ; elle en avait elle-même synthétisé quelques-unes. L’esquille était très bizarre, mais elle était manifestement issue d’une technologie humaine – les nanotubes de carbone étaient en fait une signature typiquement demarchiste, et les îlots stables de transuraniens étaient très en vogue aux vingt-quatrième et vingt-cinquième siècles.
L’esquille, en fait, ressemblait beaucoup au matériau dont aurait pu être faite la coque d’un vaisseau spatial de cette époque.
C’était aussi ce que semblait penser le bâtiment. Que faisait Khouri avec ce bout de coque de vaisseau enfoui en elle ? Quel genre de message Manoukhian avait-il voulu lui faire passer ? Maintenant, elle se trompait peut-être, et Manoukhian n’avait rien à voir là-dedans, ce n’était qu’un hasard. Sauf s’il s’agissait d’un vaisseau très particulier…
C’était bien ce qu’il semblait. La technologie était caractéristique de cette époque, mais, en tenant compte de toutes ses spécificités, l’esquille était unique – fabriquée avec des tolérances plus réduites que nécessaire, même pour une application militaire. En réalité, au fur et à mesure que Volyova digérait les résultats, il devint clair que cette esquille ne pouvait venir que d’une sorte de vaisseau : un navire de contact appartenant à la Fondation Sylveste pour les Études Vélaires.
Les détails des ratios isotopiques montraient qu’elle venait d’un vaisseau entre tous : le bâtiment de contact qui avait emmené Sylveste à la limite du Voile de Lascaille. Sur le coup, Volyova se dit que cette découverte lui suffisait. La boucle était bouclée : elle avait la confirmation que la Demoiselle de Khouri avait vraiment un lien avec Sylveste. Mais ça, Khouri le savait déjà… ce qui voulait dire que le message devait avoir une signification plus profonde. Et cette signification, Volyova l’avait déjà entrevue, naturellement. L’espace d’un instant, l’énormité de la chose la fit vaciller. Ça ne pouvait pas être elle, n’est-ce pas ? Il était impossible qu’elle ait survécu à ce qui s’était passé du côté du Voile de Lascaille. Pourtant, Manoukhian avait dit à Khouri qu’il l’avait trouvée dans l’espace. Et il se pouvait très bien qu’elle se fasse passer pour une hermétique afin de dissimuler des blessures plus sauvages que tout ce que la peste aurait pu lui infliger…
— Affichage Karine Lefèvre ! ordonna Volyova, retrouvant le nom de la femme qui aurait dû mourir au contact du Voile.
Son visage apparut au-dessus d’elle, aussi grand que celui d’une déesse. Elle était jeune, et au peu qu’on voyait de ses épaules, on devinait qu’elle était vêtue à la mode de la Belle Époque de Yellowstone, l’âge d’or étincelant qui avait précédé la Pourriture Fondante. Et son visage lui était familier – pas d’une façon bouleversante, personnelle, mais elle le reconnut tout de suite. Elle avait vu cette femme dans une douzaine de documentaires historiques, qui tous affirmaient qu’elle était morte depuis longtemps ; tuée par des forces étranges, qui passaient la compréhension humaine.
Et comment. L’origine de ce schéma de stress était évidente, à présent. Les ondes gravitationnelles qui environnaient le Voile de Lascaille avaient broyé la matière jusqu’à la vider de son sang.
Tout le monde pensait que Karine Lefèvre était morte de cette façon.
— Svinoï, dit la triumvira Ilia Volyova, parce que le doute n’était plus permis.
Depuis sa plus tendre enfance, Khouri avait remarqué qu’il se passait quelque chose de bizarre quand elle touchait un objet brûlant, comme le canon d’une arme à feu qui venait de tirer. Il y avait un éclair de douleur prémonitoire, mais si bref qu’il faisait à peine mal ; c’était plutôt un avertissement de la vraie souffrance, qui était inévitable. Et puis la douleur prémonitoire diminuait, toute sensation disparaissait complètement pendant un instant, et elle en profitait pour retirer sa main de la source de chaleur. Mais il était trop tard ; la vraie douleur se faisait sentir, et elle ne pouvait rien y faire, sinon se préparer à son arrivée, comme une maîtresse de maison attendant un invité. Évidemment, ça ne faisait jamais si mal que ça. Généralement elle relirait vivement sa main, et il n’y avait même pas de trace. Mais ça la faisait toujours réfléchir. Si la douleur prémonitoire suffisait à la persuader de retirer la main – ce qui était toujours le cas –, quelle était la raison d’être du tsunami d’authentique douleur qui survenait ensuite ? Pourquoi fallait-il qu’il y ait douleur, d’ailleurs, à partir du moment où elle avait reçu le message et enlevé sa main de la source du mal ? Et quand, plus tard, elle découvrit qu’il y avait une raison physiologique valable au délai entre les deux avertissements, elle lui parut presque méprisable.
C’était ce qu’elle éprouvait en ce moment précis, assise dans la chambre-araignée avec Volyova, qui venait de mettre un nom sur un certain visage. Karine Lefèvre ; c’était ce qu’elle avait dit. Et il y avait eu un éclair prémonitoire, choquant, comme un écho venu du futur de ce à quoi ressemblerait le vrai choc. Un écho très faible, en vérité. Ensuite, l’espace d’un instant, plus rien.
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