Volyova entra dans le champ visuel de Khouri. Elle parlait d’un ton autoritaire, mais Khouri voyait bien qu’elle était désarmée.
— Je n’ai encore rien appris d’utile, objecta Sajaki. J’ai besoin de quelques minutes de plus…
— Quelques minutes de plus et elle sera morte, répondit Volyova. Et ses implants seront endommagés au-delà de toute possibilité de réparation, ajouta-t-elle avec un pragmatisme typique.
Ce second argument porta peut-être plus sur Sajaki que le premier. Il procéda à un rapide réglage, et les zones rouges devinrent d’un rose moins alarmant.
— Je pensais que ses implants avaient été dûment renforcés…
— Ce ne sont que des prototypes, Yuuji-san. (Volyova se rapprocha et regarda les voyants.) Oh non ! Sajaki ! Quel foutu crétin ! Ils sont peut-être déjà endommagés ! Ah, je vous jure ! fit-elle entre ses dents.
Sajaki attendit un moment sans mot dire. Khouri se demanda s’il allait se déchaîner et tuer Volyova dans une explosion de frénésie. Puis il fronça les sourcils et, d’un geste, interrompit le scrapping, regarda s’éteindre les voyants et ôta le casque de la tête de Khouri.
— Ce ton, triumvira, et le choix des termes étaient on ne peut plus inappropriés, protesta Sajaki.
Khouri le vit mettre la main dans la poche de son pantalon et en sortir quelque chose – une chose qui, l’espace d’un instant, ressembla à une seringue hypodermique.
— Tu as failli supprimer notre artilleur, lança Volyova.
— Je n’en ai pas fini avec elle. Ni avec toi, d’ailleurs. Tu as bidouillé le scrapping, hein, Ilia ? Tu y as intégré un système qui t’a alertée quand je l’ai mis en route ? C’est très futé.
— J’ai fait ça pour protéger un élément important de l’équipage.
— Mais bien sûr…
Sajaki laissa sa phrase en suspens, lui donnant des allures de menace implicite, et il quitta discrètement la salle de scrapping.
Orbite de Cerbère-Hadès,
héliopause de Delta Pavonis, 2566
Sylveste se dit que la situation présentait une symétrie dérangeante. D’ici quelques heures, les armes secrètes commenceraient à combattre les systèmes immunologiques enfouis dans Cerbère ; virus pour virus, dent pour dent. Et lui, à la veille de cette attaque, il se préparait à combattre la Pourriture Fondante qui rongeait ou, selon le point de vue où l’on se plaçait, accroissait d’une façon grotesque le malheureux capitaine de Volyova. La symétrie semblait traduire un ordre sous-jacent dont il ne percevait qu’un aspect. Ce n’était pas un sentiment agréable : il avait l’impression de jouer à un jeu dont il aurait découvert, en cours de partie, que les règles étaient beaucoup plus compliquées qu’il ne l’imaginait jusque-là.
Afin de permettre à la simulation bêta de Calvin d’opérer par son canal, Sylveste devait se plonger dans un état de semi-conscience ambulatoire voisin du somnambulisme. Calvin l’actionnerait comme une marionnette. Il recevrait des informations sensorielles par l’intermédiaire direct de ses yeux et de ses oreilles et enverrait directement à son système nerveux les informations qui le feraient se mouvoir. Il parlerait même par sa bouche. Les drogues inhibitrices avaient déjà paralysé tout son corps, et cette sensation était aussi désagréable et nauséeuse que dans ses souvenirs.
Sylveste se voyait sous la forme d’une machine dont Calvin était sur le point de devenir le fantôme…
Ses mains manipulaient les instruments de diagnostic médical, en se cantonnant à la périphérie de l’excroissance. Il était dangereux de s’aventurer trop près du cœur ; le risque que ses propres implants soient contaminés par la peste était trop important. Il faudrait bien, lors de cette séance ou de la prochaine, qu’ils se rapprochent du cœur ; c’était inévitable, mais Sylveste n’avait pas vraiment envie d’y penser pour l’instant. À ce moment-là, Calvin utiliserait de simples drones asservis depuis un endroit éloigné du bâtiment, mais ils étaient sensibles aussi. Un drone qui était tombé en panne près du capitaine était déjà prisonnier d’une mince résille fibreuse. Il ne contenait aucun composant moléculaire, mais tout se passait comme si la peste pouvait l’utiliser malgré tout en l’intégrant à la matrice transformationnelle du capitaine. Il nourrissait sa fièvre. Calvin devait se rabattre sur des instruments plus rudimentaires, à présent, mais c’était reculer pour mieux sauter : à un moment donné – qui ne tarderait sans doute plus –, ils devraient attaquer la peste avec la seule arme vraiment capable de lutter contre elle : une chose qui lui ressemblait beaucoup.
Sylveste sentait les processus de pensée de Calvin bouillonner sous son propre niveau de conscience. Ce n’était pas une conscience à proprement parler : la simulation qui occupait son corps et le manœuvrait n’était qu’une mimèse, mais quelque part, dans l’interface avec son propre système nerveux, tout se passait comme si quelque chose avait surgi, une chose qui surfait sur cette crête chaotique. Toutes les théories et ses propres préjugés le niaient, évidemment, mais il ne voyait pas quelle autre explication donner à cette impression de dissociation. Il n’osait demander à Calvin s’il éprouvait la même sensation, et n’aurait pas forcément accordé foi à sa réponse.
— Fiston, dit Calvin, je voulais te dire quelque chose, et j’attendais ce moment pour le faire. C’est quelque chose qui m’inquiète, mais je ne voulais pas en parler devant nos… euh, nos clients.
Sylveste savait qu’il était seul à entendre la voix de Calvin. Il devait sous-vocaliser pour répondre, Calvin limitant momentanément le contrôle vocal de son hôte.
— Le moment est vraiment mal choisi. Au cas où tu n’aurais pas remarqué, nous sommes en plein milieu d’une opération.
— C’est justement de l’opération que je veux te parler.
— Alors, fais vite.
— Je pense qu’on ne compte pas que nous réussissions.
Sylveste constata que ses mains – animées par Calvin – n’avaient pas cessé de s’affairer au cours de cet échange. Il était conscient de la présence de Volyova, qui attendait les instructions, debout à côté de lui.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? lança-t-il en sous-vocalisant.
— Je crois que Sajaki est un homme très dangereux.
— Génial, comme ça, on est deux. Ça ne t’a pas empêché de collaborer avec lui.
— J’étais reconnaissant, au début, admit Calvin. Il m’a sauvé, après tout. Et puis j’ai commencé à me demander de quoi tout ça pouvait bien avoir l’air de son point de vue. Et j’en viens à me demander s’il ne serait pas un tout petit peu dingue. Pour moi, il y a des années que n’importe quel individu sensé considérerait le capitaine comme mort. Le Sajaki que j’ai rencontré la dernière fois était d’une loyauté farouche, mais à l’époque, au moins, sa croisade avait un sens. Nous avions encore un espoir de sauver le capitaine.
— Et maintenant, il n’y en a plus ?
— Il a été contaminé par un virus contre lequel toutes les ressources du système de Yellowstone sont restées impuissantes. Le système entier avait été attaqué par le même virus, mais certaines enclaves isolées ont résisté pendant des mois. Des gens dotés de techniques aussi sophistiquées que les nôtres se sont démenés, dans ces enclaves, pour trouver un remède, et ils n’ont jamais réussi. Nous ne savons même pas quelles voies ils ont explorées, ni quelles approches auraient peut-être marché s’ils avaient disposé de plus de temps.
— J’ai dit à Sajaki que ce qu’il lui fallait, c’était un magicien, un faiseur de miracles. S’il ne m’a pas cru, c’est son problème.
Читать дальше