L’attente de ce qui était sur le point d’arriver.
— Vous verrez, ça ne fait pas mal, dit Sajaki.
Il avait dit vrai. Au début, du moins. Khouri sentit la légère pression du casque de scrapping qui se verrouillait sur son cuir chevelu, afin de permettre le calage précis du dispositif de scannage. Elle entendit des espèces de cliquetis, des bourdonnements et voilà tout. Elle n’éprouva même pas le picotement auquel elle s’attendait plus ou moins.
— Ce n’était vraiment pas nécessaire, Triumvir.
Sajaki affina les paramètres du scrapping en tapant des instructions sur une console ridiculement démodée. Des coupes croisées de la tête de Khouri – des clichés à faible résolution – apparurent très vite.
— De toute façon, vous n’avez rien à craindre, hein, Khouri ? Rien à craindre du tout. C’est une simple formalité à laquelle j’aurais dû vous soumettre lors de votre recrutement, si ma collègue n’avait été contre…
— Et pourquoi maintenant ? Qu’ai-je fait pour que vous me fassiez subir ça maintenant ?
— Nous approchons d’une période critique, Khouri. Je dois pouvoir faire totalement confiance à tous les membres de l’équipage.
— Mais si vous grillez mes implants, je ne vous servirai plus à rien du tout !
— Oh, il ne faut pas écouter les histoires effrayantes de Volyova. Elle voulait juste me cacher ses petites affaires, au cas où je déciderais que j’étais aussi capable qu’elle de faire son boulot.
Les implants de Khouri apparurent sur les scans : de petites îles géométriques ordonnées dans la soupe amorphe de la structure neurale. Sajaki tapa sur quelques touches et le scanner se focalisa sur l’un des implants. Khouri sentit que son crâne la picotait. Les coupes structurelles dépouillèrent l’implant, dévoilant des strates de plus en plus profondes, de plus en plus complexes, selon une série d’agrandissements vertigineux, tel un satellite espion observant une cité, cadrant d’abord les quartiers, puis les rues, et montrant enfin les détails des bâtiments. Les données d’où était issue la simulation de la Demoiselle se trouvaient quelque part dans cette complexité, stockées sous une forme matérielle, physique.
Il y avait longtemps qu’elle ne lui était pas apparue. Elle l’avait vue pour la dernière fois au milieu de la tempête, sur Resurgam, quand elle avait annoncé à Khouri qu’elle était mourante et qu’elle était en train de perdre la guerre contre le Voleur de Soleil. L’avait-il vaincue depuis, ou le silence prolongé de la Demoiselle voulait-il dire qu’elle consacrait toute son énergie à livrer combat ? Nagorny était devenu fou quand le Voleur de Soleil avait élu domicile dans sa tête. Était-ce ce qui attendait Khouri, ou sa présence en elle serait-elle plus discrète ? Peut-être – et cette pensée n’avait rien de rassurant – avait-il tiré la leçon de ses erreurs avec Nagorny. Khouri n’arrêtait pas de se demander ce que Sajaki devinerait de tout ça quand il aurait achevé le scrapping…
Il l’avait fait sortir de sa cabine – avec le renfort de Hegazi (qui n’était pas resté) –, mais même si Sajaki était venu seul, Khouri n’aurait pas essayé de lui résister. Volyova l’avait prévenue que Sajaki était plus fort qu’il n’en avait l’air et, si rompue au combat rapproché qu’elle puisse être, elle était sûre de ne pas avoir le dessus avec lui.
La salle de scrapping avait l’atmosphère d’une salle des tortures. Il y avait eu de la terreur, à cet endroit, jadis – il y avait des dizaines d’années, peut-être, mais c’était quelque chose qui ne s’effaçait jamais. Le scraper était ancien, aussi massif et monstrueux que tout le reste, à bord du vaisseau. Même s’il avait été subtilement amélioré par rapport à son état d’origine, il ne serait jamais aussi sophistiqué que les appareils dont les services de renseignements de son parti disposaient au Bout du Ciel. Le scraper de Sajaki était du genre à provoquer des dégâts neurologiques, comme un cambrioleur frénétique pillant une maison. Il était à peine plus évolué que les scanners destructeurs que Cal Sylveste utilisait à l’époque des Quatre-Vingts… et peut-être même moins, tout compte fait.
Et maintenant, il la tenait. Il en avait déjà appris pas mal sur ses implants… il déchiffrait leur structure, décodait leurs caractéristiques. Quand il aurait mis ces données à plat, il ajusterait le scrapping pour résoudre les schémas corticaux et extraire les réseaux de connectivité neurale de son crâne. Khouri en connaissait un rayon sur le scrapping grâce à ses relations dans les services de renseignements. C’est dans ces topologies qu’étaient localisées la mémoire à long terme et des traits de personnalité si bien imbriqués qu’ils seraient difficiles à isoler. Mais si le matériel de Sajaki n’était pas le meilleur, il disposait probablement d’excellents algorithmes pour distiller les traces de souvenirs. Au fil des siècles, les modèles statistiques avaient étudié les schémas de stockage mémoriel de dix milliards d’esprits humains, établissant la corrélation entre la structure et l’expérience. Des impressions données avaient tendance à se refléter dans des structures neurales similaires – les qualia internes – qui étaient les blocs fonctionnels à partir desquels étaient constitués les souvenirs plus complexes. Ces qualia n’étaient jamais les mêmes d’un esprit à l’autre, sauf dans des cas très rares, mais ils n’étaient pas encodés non plus de façon radicalement différente. La nature n’avait pas coutume de s’écarter du chemin d’énergie minimale pour parvenir à une solution particulière. Les modèles statistiques parvenaient à identifier très efficacement ces schémas de qualia et à cartographier les connexions à partir desquelles étaient forgés les souvenirs. Sajaki n’aurait qu’à identifier un nombre suffisant de structures de qualias, définir les schémas qui les hiérarchisaient et laisser ses algorithmes touiller tout ça, après quoi il n’ignorerait en principe plus rien à son sujet. Il pourrait fouiller à loisir dans ses souvenirs.
Une alarme retentit. Sajaki leva les yeux de l’un des voyants. Les implants de Khouri étaient d’un rouge brillant ; un rouge qui s’étendait aux zones voisines du cerveau.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
— La chaleur induite, répondit Sajaki d’un ton détaché. Vos implants chauffent un petit peu.
— Vous feriez mieux d’arrêter, non ?
— Pas encore. J’imagine que Volyova a dû les protéger contre les attaques des pulsations électromagnétiques. Un peu de surchauffe ne provoquera pas de dommage irréversible.
— Mais j’ai mal à la tête… ça ne va pas !
— Je suis sûre que vous arriverez à le supporter, Khouri.
La pression migraineuse était survenue sans prévenir, et elle était vraiment insupportable, à présent. C’était comme si Sajaki lui avait placé la tête dans un étau. L’élévation de température de son crâne devait être bien pire que ne le laissaient supposer les scanners. Nul doute que Sajaki – qui devait se soucier de l’intérêt de ses clients comme de sa première chemise – avait calibré l’affichage de données de telle sorte qu’il ne mette pas en évidence les dégâts mortels sur le cerveau avant qu’il ne soit trop tard…
— Non, Yuuji-san. Elle ne pourra pas le supporter ! Arrêtez ça tout de suite !
La voix, miraculeusement, était celle de Volyova. Sajaki jeta un coup d’œil en direction de la porte. Il avait dû la voir arriver bien avant Khouri, mais il se contenta d’afficher un air indifférent et blasé.
— Qu’y a-t-il, Ilia ?
— Tu le sais parfaitement, ce qu’il y a. Arrête ça avant de la tuer.
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