— Le suicide ?
Volyova hocha douloureusement la tête.
— En attendant, je dois faire de mon mieux pour accéder au désir de Sylveste, ou je nous mets tous en danger.
— C’est ce que vous ne comprenez pas, fit Khouri. Je ne dis pas que nous allons tous mourir si l’attaque contre Cerbère échoue, comme vous paraissez le croire. Ce que je dis, c’est que même si l’attaque réussit, il va arriver quelque chose de terrible. C’est exactement pour ça que la Demoiselle voulait sa mort.
Volyova avait pincé les lèvres et secouait lentement la tête, comme une maîtresse d’école disputant un gamin.
— Je ne peux pas déclencher une mutinerie sur la base d’une vague prémonition.
— Alors il faudra peut-être que je le fasse moi-même.
— Soyez prudente, Khouri. Soyez très prudente, je vous assure. Sajaki est plus dangereux que vous ne pouvez l’imaginer. Au premier prétexte, il vous fendra le crâne afin de regarder ce qu’il y a dedans. Il se pourrait même qu’il n’attende pas de trouver un prétexte. Sylveste est… je ne sais pas. Avant de le contrarier, j’y réfléchirais à deux fois. Surtout maintenant qu’il a senti le vent.
— Eh bien, nous allons essayer de l’atteindre indirectement. Par l’intermédiaire de Pascale. Vous comprenez ? Je vais tout lui raconter, en espérant qu’elle lui fera entendre raison.
— Elle ne vous croira pas.
— Elle me croira peut-être si vous m’appuyez. Vous allez le faire, hein ?
Khouri regarda Volyova. Elle soutint son regard un long moment et elle était sur le point de répondre lorsque son bracelet émit un pépiement. Elle releva le poignet de son blouson et regarda le voyant. On la réclamait dans les hauteurs.
La passerelle paraissait, comme toujours, trop vaste, pour les rares personnes disséminées dans son immense volume. C’était pathétique, se dit Volyova, et pendant un instant elle songea à susciter les morts qu’elle avait aimés pour remplir un peu l’espace, afin de conférer un peu de décorum à la circonstance. Mais ç’aurait été dégradant, et de toute façon, elle y avait bien réfléchi, ça ne lui disait rien. Ses récentes discussions avec Khouri avaient étouffé tous les préjugés positifs qu’aurait pu lui inspirer l’entreprise. Khouri avait évidemment raison, ils prenaient un risque insensé rien qu’en approchant de Cerbère-Hadès, mais elle n’y pouvait rien. D’abord ils couraient le danger de faire détruire le vaisseau, et ce n’était pas tout : d’après Khouri, il se pouvait que ça vaille mieux que de laisser Sylveste entrer dans Cerbère. Le vaisseau et son équipage y survivraient peut-être… mais leur succès à court terme ne serait que le prélude à quelque chose de bien, bien pire. Si ce que Khouri lui avait dit à propos de la Guerre de l’Aube était vrai, même en partie, les conséquences seraient effroyables non seulement pour Resurgam – et pour son système – mais pour l’humanité tout entière.
Elle était sur le point de commettre la pire erreur de toute sa carrière, et ce n’était même pas vraiment une erreur, puisqu’elle n’avait pas le choix en la matière.
— Eh bien, Ilia, fit le triumvir Hegazi en la toisant du haut de son fauteuil, j’espère que ça vaut le coup.
Elle aussi – mais la dernière chose qu’elle était prête à faire était de lui avouer qu’elle éprouvait un léger malaise.
— N’oubliez pas, dit-elle à la cantonade, que dès que ce sera fait, il n’y aura pas de retour en arrière possible. Ça risque de très, très mal finir. Nous pourrions provoquer une réaction immédiate de la planète.
— Mais peut-être que non, objecta Sylveste. Je vous l’ai dit je ne sais combien de fois, Cerbère ne fera rien pour attirer l’attention.
— Espérons que votre théorie est exacte.
— Je pense que nous pouvons nous fier au bon docteur, dit Sajaki, qui se trouvait à côté de Sylveste. Il est aussi vulnérable que nous.
Volyova éprouva l’envie d’en finir. Elle alluma l’holo, qui était resté éteint jusque-là, et afficha une image en temps réel du Lorean. L’épave ne donnait pas l’impression d’avoir changé depuis la dernière fois qu’ils l’avaient trouvée : la coque était toujours criblée de blessures horribles, infligées, comme ils le savaient à présent, immédiatement après que Cerbère eut attaqué et détruit les sondes. Mais, dans le vaisseau, les machines de Volyova n’étaient pas restées inactives ; il n’y en avait eu qu’un petit essaim, au début, semé par le robot qu’elle avait envoyé pour retrouver les inscriptions dans le journal de bord d’Alicia. Mais l’essaim avait crû rapidement, nourrissant sa propre expansion grâce au métal du bâtiment, s’interfaçant avec les systèmes d’autoréparation et de reconformation, dont la plupart avaient échoué à se rebouter après l’attaque de Cerbère. D’autres populations avaient suivi – et puis, un jour ou deux après la première imprégnation, le travail proprement dit avait commencé : la transformation de l’intérieur et de la peau du vaisseau. Un observateur non averti n’aurait rien vu de cela, mais toute activité industrielle produisait de la chaleur, et la paroi extérieure de l’épave détruite s’était légèrement réchauffée au cours des derniers jours, trahissant l’activité frénétique qui se déroulait à l’intérieur.
Volyova frotta son bracelet, vérifia les indications nominales. Ça allait bientôt commencer ; elle ne pouvait plus rien faire pour interrompre le processus.
— Mon Dieu, souffla Hegazi.
Le Lorean était en train de muer : il se dépouillait de sa peau. Des portions de la coque extérieure endommagée se détachaient par grands lambeaux, le vaisseau s’enveloppait dans un cocon de squames qui allait en s’expansant lentement. Ce qui apparaissait en dessous avait encore la même forme que l’épave, mais était entouré d’une carapace lisse comme la nouvelle peau d’un serpent. Les transformations avaient été plutôt faciles à imposer – contrairement au Spleen, le Lorean ne luttait pas contre ses propres virus autoreproducteurs. Il ne résistait pas aux mains qui le sculptaient. Si reformer le Spleen revenait à essayer de modeler du feu, le Lorean était de l’argile dans ses mains.
L’angle de prise de vue changea alors que les débris arrachés entraînaient la rotation du Lorean sur son axe longitudinal. Les moteurs Conjoineur fonctionnaient toujours, et ils étaient maintenant sous son contrôle, par l’intermédiaire de son bracelet. Ils n’auraient probablement jamais atteint un niveau de puissance suffisant pour propulser le vaisseau à une vitesse proche de celle de la lumière, mais ce n’était pas l’intention de Volyova. Le voyage qu’il devait faire – le dernier voyage qu’il ferait jamais – serait d’une brièveté presque insultante pour un tel bâtiment. Et maintenant, le vaisseau était à peu près vide, le volume intérieur comprimé dans les parois épaissies de la coque conique. Le cône était ouvert à la base ; le vaisseau ressemblait à un énorme dé à coudre pointu.
— Dan, dit-elle. Mes machines ont retrouvé les corps d’Alicia et de ses compagnons de bord. La plupart des mutins étaient en cryosomnie… mais ils n’ont pas survécu à l’attaque.
— Que dites-vous ?
— Je peux les faire revenir ici, si vous voulez. Mais ça prendrait du temps. Il faudrait que nous envoyions une navette pour les récupérer.
La réponse de Sylveste arriva plus vite qu’elle ne s’y attendait. Elle pensait qu’il voudrait y réfléchir une heure ou deux. Au lieu de quoi il dit :
— Non. Nous ne pouvons plus attendre. Vous avez raison : Cerbère a dû monitorer cette activité.
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