— C’est bien pour ça que vous n’avez pas besoin de vous soucier de mes états d’âme : je ne serai même pas là.
— Je n’y crois pas un instant. Vous ne dirigerez peut-être pas les opérations, mais vous y participerez. Vous serez là, Dan, et pleinement conscient, de surcroît, si je me souviens bien de la dernière fois. Et ça ne vous plaira pas ; nous avons également appris ça.
— Vous voilà devenu un expert, tout d’un coup.
— Si vous ne détestiez pas ça, pourquoi auriez-vous tenté de nous échapper ?
— Je n’ai rien fait de tel. Je n’étais pas en position de fuir.
— Je ne parle pas du temps que vous avez passé en prison, mais pourquoi seriez-vous venu ici, dans ce système, sinon pour nous échapper ?
— J’avais peut-être des raisons de venir ici.
Sylveste se demanda fugitivement si Sajaki allait l’inciter à poursuivre, mais il parut écarter la question. Peut-être le sujet l’ennuyait-il. Sylveste fut frappé par l’idée que Sajaki était un homme qui existait dans le présent, essentiellement tendu vers l’avenir, et que le passé n’excitait guère. Il n’était pas intéressé par l’analyse des motivations possibles ou de ce qui aurait pu être, et peut-être qu’à un certain niveau ces questions ne voulaient rien dire pour lui.
Sylveste avait entendu dire que Sajaki était allé voir les Schèmes Mystifs, comme il l’avait fait lui-même avant sa mission à la lisière du Voile. Il n’y avait qu’une raison d’aller voir les Mystifs, et c’était de se soumettre à leurs transformations neurales, de s’ouvrir l’esprit à de nouveaux modes de conscience inaccessibles par le biais de la science humaine. On disait – c’était peut-être une rumeur – qu’aucune conversion Mystif n’était sans inconvénient ; qu’on ne pouvait remodeler l’esprit humain sans y laisser des facultés pré-existantes. Après tout, le cerveau ne comportait qu’un nombre donné de neurones et un nombre fini, correspondant, de connexions interneuronales possibles. Les Mystifs pouvaient recâbler ce réseau, mais ils ne pouvaient le faire sans détruire les chemins pré-existants. Peut-être Sylveste avait-il lui-même perdu quelque chose, mais si tel était le cas, il ne voyait pas ce qui lui faisait maintenant défaut. Dans le cas de Sajaki, c’était peut-être plus évident. Il était dépourvu de compréhension instinctive de la nature humaine à un point qui frisait l’autisme. Sa conversation avait quelque chose d’aride, mais pour s’en rendre compte, il fallait tendre l’oreille. Dans les laboratoires de Calvin, sur Yellowstone, Sylveste avait jadis conversé avec un système informatique primitif, préservé par intérêt historique, qui avait été créé plusieurs siècles avant la Transillumination, au cours du premier âge d’or de la recherche sur l’intelligence artificielle. Le système répondait à des questions en imitant le langage humain naturel, et s’il faisait illusion, au départ, on se rendait vite compte que la machine détournait la conversation, éludait les questions avec une impassibilité de sphinx. C’était beaucoup moins poussé chez Sajaki, mais on avait la même impression d’évitement. Ce n’était même pas particulièrement habile. Sajaki ne faisait aucun effort pour déguiser son indifférence envers ces questions ; il n’avait pas la moindre humanité, même superficielle, pas le moindre vernis de liant social. Et pourquoi Sajaki aurait-il dû nier sa nature ? Il n’avait rien à perdre, et à sa façon il n’était ni plus ni moins extraterrestre que les autres membres de l’équipage.
En fin de compte, quand il devint évident qu’il ne pousserait pas Sylveste à s’expliquer sur les raisons pour lesquelles il était venu à Resurgam, Sajaki s’adressa au vaisseau et lui demanda d’invoquer Calvin et de projeter son image simulée au niveau du capitaine. Il apparut presque aussitôt et, comme d’habitude, gratifia ses témoins d’une brève pantomime de reprise de conscience, se redressant sur son fauteuil, regardant autour de lui, mais sans la moindre lueur d’intérêt réel.
— On pourrait commencer ? demanda-t-il. Ces machines que j’ai utilisées sur tes optiques. Dan, c’était un vrai supplice de Tantale ! Pour la première fois depuis des années, j’ai repensé à ce que je ratais. Tu vas bientôt m’intégrer ?
— Hélas non, répondit Sylveste. Ce n’est que… comment dire ? une prise de contact exploratoire.
— Alors pourquoi prendre la peine de m’invoquer ?
— Parce que je suis dans une position délicate : je dois te demander ton avis.
Alors qu’il parlait, deux cyborgs émergèrent des ténèbres, au bout de la coursive. C’étaient des machines imposantes, qui circulaient sur des pistes. De la partie supérieure de leur torse émergeait une masse étincelante de manipulateurs et de capteurs spécialisés. Ils étaient d’une propreté antiseptique, polis à mort, mais on aurait dit qu’ils sortaient d’un musée. On leur aurait donné mille ans.
— Ils ne comportent rien qui risque d’être contaminé par la peste, poursuivit Sylveste. Aucun composant assez petit pour être invisible à l’œil nu ; rien d’autoréplicant, d’autoréparable ou d’automorphe. Tous les éléments cybernétiques sont ailleurs – à des kilomètres de là, plus haut, dans le bâtiment –, et leurs seuls liens avec les drones sont des connexions optiques. Nous ne lui appliquerons rien de réplicable avant d’avoir utilisé l’antivirus de Volyova.
— C’est bien pensé.
— Évidemment, reprit Sajaki, pour les travaux délicats, il faudra que vous teniez le scalpel vous-même.
Sylveste porta ses doigts à son front.
— Mes yeux ne sont pas immunisés à ce point. Il faudra que tu sois très prudent, Cal. Si la peste les atteignait…
— Je serai plus que prudent, crois-moi.
Calvin renvoya la tête en arrière et se mit à rire comme un ivrogne amusé par sa propre drôlerie.
— Si tes yeux sont atteints, même moi je n’aurai plus une chance de mettre mes affaires en ordre.
— Tant que tu mesures le risque…
Les cyborgs se précipitèrent vers l’ange déchu qu’était le capitaine. Moins qu’à une créature qui serait sortie de son caisson avec une lenteur d’ère glaciaire, on aurait plutôt pensé à une explosion d’une férocité volcanique, figée par un éclair stroboscopique. Il irradiait dans toutes les directions, s’étendait loin dans la coursive, sur des dizaines de mètres des deux côtés. Plus près du caisson, la tumescence se composait de cylindres gros comme des troncs d’arbre, couleur de vif-argent, mais leur texture était celle d’une mélasse incrustée de joyaux, animée d’un frémissement constant, scintillant, qui laissait supposer une activité masquée, industrieuse, phénoménale. Plus loin, à la périphérie, les branches se subdivisaient en un réseau arborescent. À la limite, le réseau devenait d’une finesse microscopique et se fondait sans transition visible avec son substrat : la substance même du vaisseau. Et le tout resplendissait, diffractant la lumière comme un film de pétrole sur de l’eau.
Les machines d’argent semblèrent se dissoudre dans la masse argentée du capitaine. Elles se positionnèrent de chaque côté du sarcophage détruit, à un mètre à peine de la carapace violée. Il faisait encore froid, à cet endroit. Si Sylveste avait touché le caisson du capitaine, sa main y serait restée collée et aurait bientôt été incorporée dans la masse chimérique de la peste. Quand l’opération proprement dite commencerait, il faudrait qu’ils le raniment juste assez pour intervenir. Alors, la peste en profiterait pour accroître le rythme de sa transformation, mais il n’y avait pas moyen de faire autrement, parce que, à sa température actuelle, tous les outils, sauf les plus rudimentaires, auraient été incapables d’opérer.
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