« Entrée dans le journal de bord, fit Alicia, après une interruption dans le récit. Les sondes viennent de renvoyer des données insolites… (Elle regarda sur le côté, comme si elle consultait un afficheur, hors champ.) Une activité sismique en surface. Nous aurions déjà dû la constater, mais la croûte n’a absolument pas bougé jusqu’à maintenant, alors que l’orbite de la planète n’est pas tout à fait circularisée et qu’on devrait remarquer des tensions dues à l’effet de marée. On serait tenté de dire que ce sont les sondes qui ont déclenché cette activité, si ce n’était pas complètement ridicule. »
— Pas plus qu’une planète qui efface toute trace d’impact cométaire à sa surface, dit Pascale en se tournant vers Sylveste. Je ne dis pas ça pour critiquer Alicia…
— Non. Mais la critique aurait été recevable, répondit-il, avant de regarder Volyova. Vous avez retrouvé quelque chose, à part les entrées dans le journal de bord d’Alicia ? Ses sondes ont dû envoyer des données télémétriques…
— Nous les avons, répondit Volyova avec circonspection. Je ne les ai pas nettoyées. C’est un peu brut de fonderie.
— Je pourrais les voir ?
Volyova souffla un chapelet d’instructions dans le bracelet qui ne la quittait pas et la passerelle s’embrasa. Il y eut comme un barrage de synesthésies qui perturbèrent les sens de Sylveste. Il était immergé dans les données renvoyées par l’une des sondes d’Alicia – le sensorium de l’engin de surveillance, aussi brut de fonderie que l’avait annoncé Volyova. Mais Sylveste savait plus ou moins à quoi s’attendre ; la transition, qui aurait aisément pu être une torture, lui procura un simple vertige.
Il planait au-dessus d’un paysage. L’altitude était difficile à estimer, les caractéristiques de la surface fractale – les cratères, les falaises et les fleuves de lave grise, figée – auraient eu à peu près le même aspect vues de n’importe quelle distance. Mais, d’après l’engin de surveillance, il n’était qu’à un demi-kilomètre de la surface de Cerbère. Il regarda attentivement la plaine à la recherche d’un signe de l’activité sismique qu’Alicia avait signalée. Cerbère avait l’air éternellement vieille et immuable, comme s’il ne lui était rien arrivé depuis des milliards d’années. Le seul signe de mouvement venait des réacteurs à fusion, qui projetaient des ombres radiales à partir de sa position alors que la sonde ralentissait.
Qu’avaient vu les drones ? Sûrement rien dans la bande visible. En explorant le sensorium – Sylveste avait l’impression d’enfiler un gant inconnu –, il trouva les commandes neurales qui donnaient accès aux différents canaux de données. Il s’intéressa aux capteurs thermiques, mais la température de la plaine ne donnait aucun signe de variation. Il n’y avait rien d’anormal sur l’ensemble du spectre électromagnétique. Les flux de neutrinos et de particules exotiques restaient stables, dans les limites attendues. Et pourtant, quand il passa sur les imageurs gravitationnels, il sut qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas du tout sur Cerbère. Son champ visuel était surchargé de courbes colorées, translucides, qui faisaient apparaître les forces gravitationnelles. Et les contours bougeaient.
Des choses – assez énormes pour être enregistrées par les capteurs de masse – se déplaçaient sous le sol, convergeaient comme les mâchoires d’une pince directement en dessous de lui. L’espace d’un instant, il s’autorisa à croire que ces formes mouvantes n’étaient que de vastes courants de lave enfouis, mais cette illusion réconfortante ne tint pas plus d’une seconde.
Rien de tout ça n’était naturel.
Des lignes apparurent sur la plaine, formant un mandala pareil à une étoile, centré sur un même point focal. Il avait vaguement conscience que des schémas similaires s’ouvraient sous les autres sondes, à la limite de son champ de vision. Les failles s’élargirent, devinrent des crevasses noires, monstrueuses. Par ces fissures, Sylveste entrevit ce qui paraissait être des kilomètres d’abîmes lumineux au fond desquels des machines convulsées grouillaient, déroulant des tentacules gris-bleu plus vastes que les canyons. Le mouvement était frénétique, orchestré, organisé, mécanique. Il éprouva une étrange sorte de révulsion, comme s’il avait mordu dans une pomme et découvert une colonie d’asticots grouillants, affairés. Il en était sûr, à présent. Cerbère n’était pas une planète. C’était une machine. Un mécanisme.
Puis les tentacules enroulés jaillirent par le trou en forme d’étoile pratiqué dans la plaine et se précipitèrent rêveusement vers lui, comme s’ils voulaient l’attraper, l’arracher au ciel. Il y eut un horrible moment de blancheur qui atteignit tous ses sens, et les données du sensorium fourni par Volyova s’interrompirent avec une soudaineté hurlante. Sylveste réprima un cri, en proie à un choc existentiel, alors qu’il reprenait brutalement conscience – sa conscience personnelle, sur la passerelle.
Il eut le temps, en reprenant ses esprits, de voir Alicia marmonner quelques paroles inaudibles, le visage figé dans une expression qui pouvait être de la peur, mais qui aurait tout aussi bien pu être le désespoir d’apprendre – juste avant sa mort – qu’elle s’était trompée tout du long.
Puis l’image se perdit dans l’électricité statique.
— Maintenant, au moins, nous savons qu’il est fou, dit Khouri, des heures plus tard. Si ça ne le dissuade pas d’approcher de Cerbère, je ne vois pas ce qui pourrait le faire.
— Ça pourrait bien avoir l’effet opposé, dit Volyova, tout bas, malgré la sécurité relative de la chambre-araignée. Maintenant, Sylveste ne se contente plus de soupçonner qu’il y a là-bas quelque chose qui vaut la peine d’être étudié ; il le sait.
— Un mécanisme non humain ?
— À l’évidence. Dont nous pourrions peut-être deviner la finalité, au demeurant. Il est clair que Cerbère n’est pas un monde naturel. C’est au minimum un monde réel entouré par une coquille de machines, avec une croûte artificielle. Voilà pourquoi l’équipage d’Alicia n’avait pu repérer le point d’impact cométaire : la croûte s’est probablement réparée toute seule avant l’arrivée du vaisseau.
— Une sorte de camouflage ?
— On le dirait bien.
— Alors pourquoi attirer l’attention en attaquant ces sondes ?
Volyova avait manifestement déjà réfléchi à la question.
— L’illusion de réalisme ne tient évidemment pas à moins d’un kilomètre d’altitude à peu près. J’imagine que les sondes étaient sur le point d’apprendre la vérité juste avant leur destruction. Comme ça, non seulement la planète n’a rien perdu dans l’affaire, mais encore elle a gagné de la matière première.
— Mais pourquoi ? Pourquoi entourer une planète d’une croûte artificielle ?
— Je n’en sais rien, et Sylveste non plus, j’imagine. Résultat : il est plus probable que jamais qu’il va insister pour s’en rapprocher. À vrai dire, ajouta-t-elle en baissant la voix, il m’a déjà demandé d’élaborer une stratégie.
— Une stratégie pour quoi faire ?
— Pour entrer dans Cerbère. (Elle marqua une pause.) Il est au courant pour les armes secrètes, évidemment. Il compte sur elles pour l’aider à atteindre son but, en affaiblissant la coque mécanique en un point donné. Je crains qu’il n’en faille davantage, mais enfin… Vous croyez que votre Demoiselle a toujours su que c’était son objectif ? demanda-t-elle d’une voix changée.
— Elle a été parfaitement claire : il ne fallait pas qu’il mette les pieds à bord.
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