— Qu’est-ce que vous croyez ? Que je vous ai fait venir ici pour admirer la vue ? Rappelez-vous ce que je vous ai dit : tout de suite, vous avez affaire à moi, la personne qui ressemble le plus à une alliée ou à une amie à bord de ce vaisseau ; sinon, plus tard, ce sera Sajaki, avec du matériel dont vous préférez probablement ignorer l’existence.
Ce n’était pas une grande exagération, au demeurant. Les techniques d’interrogatoire de Sajaki n’étaient pas précisément le summum du raffinement.
— Bon, eh bien, je vais commencer par le début… fit Khouri, Volyova se réjouissant que ses paroles lui aient apparemment délié la langue, car sans cela elle aurait été obligée de réactualiser ses propres méthodes coercitives. Quand je vous ai dit que j’avais été dans l’armée… c’était vrai. La façon dont je suis arrivée sur Yellowstone… c’est compliqué. Je me demande encore aujourd’hui si c’était vraiment un hasard ou si elle a joué un rôle là-dedans. Tout ce que je sais, c’est qu’elle m’a repérée très tôt pour la mission.
— Qui ça, « elle » ?
— Je ne sais pas vraiment. Quelqu’un qui a beaucoup de pouvoir à Chasm City ; peut-être sur la planète entière. Elle se fait appeler la Demoiselle. Elle a pris bien soin de ne jamais me donner son nom.
— Décrivez-la-moi. Il se peut que nous la connaissions. Que nous ayons eu affaire à elle dans le passé.
— J’en doute. Elle n’était pas… elle n’était pas comme vous. Enfin, elle l’avait peut-être été dans le temps, mais elle ne l’était plus. J’ai eu l’impression qu’elle était depuis longtemps à Chasm City. Mais elle n’a obtenu son pouvoir qu’après la Pourriture Fondante.
— Elle aurait pris le pouvoir et je n’aurais pas entendu parler d’elle… ?
— C’était l’essence même de son pouvoir. Il n’était pas apparent. Elle n’avait pas besoin qu’on ait conscience de sa présence pour obtenir que les choses soient faites. Elle se contentait de provoquer les événements. Elle n’était même pas riche – mais elle contrôlait plus de ressources que quiconque sur la planète, par son entregent. Pas assez pour se procurer un vaisseau, cela dit, et c’est pour ça qu’elle avait besoin de vous.
Volyova hocha la tête.
— Vous avez dit qu’elle avait peut-être été comme nous, autrefois. Qu’entendez-vous par là ?
Khouri hésita à son tour.
— Je ne sais pas trop. Mais l’homme qui travaillait pour elle – un dénommé Manoukhian – était un Ultra, c’est certain. Il a lâché assez d’indices pour me faire comprendre qu’il l’avait trouvée dans l’espace.
— Trouvée… sauvée, vous voulez dire ?
— C’est l’impression que j’ai eue. Et puis il y avait ces sculptures en éclats de métal déchiquetés… Enfin, au début, j’ai pensé que c’étaient des sculptures. Par la suite, je me suis dit que ça ressemblait à des bouts d’épave de vaisseau spatial qu’elle aurait gardés en souvenir de je ne sais quoi.
Ça lui disait vaguement quelque chose, mais quoi ? Volyova n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Quoi qu’il en soit, le souvenir n’affleura pas au niveau de sa conscience.
— Vous l’avez vue ? À quoi ressemblait-elle ?
— Non. J’ai vu une projection d’elle, mais elle n’était pas forcément fidèle. Elle vivait dans un palanquin, comme tous ces hermétiques.
Volyova connaissait un peu les hermétiques.
— Ça n’en était pas forcément une. Le palanquin n’était peut-être qu’un moyen de dissimuler son identité. Dommage que nous n’en sachions pas plus long sur ses origines… ce Manoukhian ne vous a rien dit d’autre ?
— Non. J’ai eu l’impression qu’il aurait bien voulu, mais il a réussi à ne rien me révéler d’utile.
Volyova se pencha vers elle.
— Pourquoi dites-vous qu’il aurait bien voulu vous parler ?
— Parce que c’était son style. Le type n’arrêtait pas de bavarder, de me raconter ses exploits, de me parler de tous les gens célèbres qu’il connaissait. Mais rien qui ait un rapport avec la Demoiselle. Ça, c’était un sujet tabou ; peut-être parce qu’il était encore à son service. Mais je voyais bien que ça le démangeait de m’en dire plus long.
Volyova tapota sur la console du bout des doigts.
— Il a peut-être trouvé le moyen de le faire.
— Je ne comprends pas.
— Ça ne m’étonne pas. Il n’avait pas à vous le dire, mais je pense qu’il a trouvé le moyen de vous parler quand même. Je n’en ai pas encore la certitude, évidemment…
Le processus mémoriel qui s’était mis en route un instant plus tôt avait porté ses fruits, et ça lui était revenu : au moment du recrutement de Khouri, peu après son arrivée à bord, elle l’avait soumise à un examen…
Khouri la regarda.
— Vous avez trouvé quelque chose sur moi, hein ? Quelque chose que Manoukhian m’avait implanté ?
— Oui. Ça avait l’air anodin, au départ. Par bonheur, j’ai un curieux trait de caractère, assez répandu chez les scientifiques : je ne jette jamais, jamais rien.
C’était vrai. Se débarrasser des choses qu’elle avait trouvées aurait été beaucoup plus compliqué que de les garder dans son labo. Ça paraissait sans intérêt, sur le coup – il ne s’agissait que d’une écharde, après tout –, mais, grâce à cette manie, elle allait pouvoir analyser la composition du fragment de métal qu’elle avait ôté du crâne de Khouri.
— Si j’ai vu juste, si c’est bien Manoukhian qui vous a implanté ça, il se peut que ça nous révèle quelque chose sur la Demoiselle. Peut-être son identité, qui sait ? Mais vous ne m’avez pas encore dit ce qu’elle attendait de vous. Nous savons déjà que Sylveste est concerné, d’une façon ou d’une autre…
— En effet, acquiesça Khouri. Et j’ai peur que ça ne vous plaise pas du tout.
« Nous avons effectué une inspection détaillée de la surface de Cerbère à partir de notre orbite actuelle, disait la projection d’Alicia. Nous n’avons pas trouvé trace d’impact cométaire. Beaucoup de cratères, certes, mais aucun de récent. Ce qui n’a aucun sens. (Elle développa la seule théorie plausible à leur portée, selon laquelle la comète avait été détruite juste avant l’impact. Cette explication impliquait le recours à une forme de technologie défensive, mais au moins elle évitait le paradoxe de la surface intacte.) Cela dit, nous n’avons rien vu qui confirme notre théorie. Par ailleurs, il n’y a absolument aucune trace de structures technologiques à la surface. Nous avons décidé de lancer une flottille de sondes vers la planète. Si quelque chose nous a échappé, elles devraient le repérer : des machines cachées dans des grottes ou dissimulées dans des canyons, hors de vue, mais capables de déclencher une réponse d’une sorte ou d’une autre, s’il y a des dispositifs automatiques en bas. »
Oui, pensa aigrement Sylveste. Elles avaient bien déclenché une réaction, en effet. Mais sûrement pas celle qu’Alicia avait prévue.
Volyova repéra le segment suivant du récit d’Alicia. Les sondes avaient été lancées ; de petits engins automatiques, aussi frêles et maniables que des libellules. Les drones avaient filé vers la surface de Cerbère – il n’y avait pas d’atmosphère pour les freiner –, ne ralentissant qu’au dernier moment, leurs moteurs à fusion crachant de petits jets incandescents. Pendant un instant, du Lorean, ils n’avaient vu que des étincelles brillantes sur le fond gris, immuable, qui était la surface de Cerbère. Et puis, au fur et à mesure que les étincelles rapetissaient et disparaissaient, ils avaient réalisé que ce petit monde mort était malgré tout plusieurs fois plus gros que la plupart des œuvres humaines.
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