Eh bien, en réalité, c’était la faction de Sylveste qui avait eu de la chance.
« Entrée dans le journal de bord, fit le fantôme d’Alicia qui flottait, désincarné, sur la passerelle. Vingt-cinquième jour depuis notre départ de Resurgam. Nous avons décidé – contre mon gré – d’approcher l’étoile neutronique. L’alignement est propice ; ça ne nous écartera pas beaucoup de notre destination prévue, qui est Eridani, et cela ne nous retardera que très peu, en fin de compte, par rapport aux années de vol qui nous attendent de toute façon. »
Elle ne ressemblait pas tout à fait au souvenir qu’en avait gardé Sylveste. Mais ça faisait si longtemps… Elle n’avait plus l’air furieuse contre lui. Elle avait plutôt l’air égarée. Elle portait des vêtements vert foncé comme on n’en voyait plus à Cuvier depuis la mutinerie, et sa coiffure semblait presque théâtrale par son ancienneté.
« Dan était convaincu qu’il y avait quelque chose d’important dans les parages, mais nous n’en avons jamais eu la preuve. »
Ce qui le surprit. Elle parlait d’une époque bien antérieure à la découverte de l’obélisque et de ses curieux glyphes qui rappelaient un système solaire. Son obsession était-elle si forte, même à l’époque ? C’était tout à fait possible, mais cette idée n’était pas confortable. Alicia avait raison : on n’en avait jamais eu la preuve.
« Nous avons vu quelque chose de bizarre, dit Alicia. Un impact cométaire sur Cerbère, la planète qui est en orbite autour de l’étoile neutronique. Ce genre d’impact doit être assez rare, aussi loin de la ceinture de Kuiper. Cela nous a intrigués, naturellement. Mais lorsque nous avons été assez près pour examiner la surface de Cerbère, il n’y avait pas de trace récente d’impact. »
Sylveste sentit les poils de sa nuque le picoter.
— Et… ? articula-t-il silencieusement, comme si Alicia était là, en chair et en os, debout devant eux sur la passerelle, et non pas une projection tirée des banques mémorielles de l’épave du Lorean.
« Nous ne pouvions ignorer ce phénomène, dit-elle. Même si ça paraît apporter de l’eau au moulin de Dan, qui pensait qu’il y avait quelque chose de bizarre dans le système Cerbère-Hadès. Nous avons donc modifié notre trajectoire pour nous rapprocher. (Elle s’interrompit.) Et si nous trouvions quelque chose de significatif… quelque chose que nous ne pourrions expliquer… je pense que nous n’aurions pas d’autre solution, sur le plan éthique, que d’en informer Cuvier. Sans cela, les savants que nous sommes ne pourraient plus jamais se regarder en face. De toute façon, nous en saurons plus long demain, quand la sonde sera à portée de Cerbère. »
— Il y en a encore long ? demanda Sylveste à Volyova. Des entrées dans le livre de bord, je veux dire ?
— Une journée, à peu près, répondit Volyova.
Elles étaient retournées dans la chambre-araignée, à l’abri – c’est du moins ce que Volyova se plaisait à croire – des oreilles indiscrètes de Sajaki et des autres. Ils n’avaient pas encore écouté tout ce qu’Alicia avait à dire, parce que le seul fait de parcourir les enregistrements était long et épuisant, sur le plan émotionnel. La vérité était sur le point d’émerger dans toute sa brutalité, et c’était loin d’être encourageant. L’équipage d’Alicia avait été la proie d’une agression soudaine et définitive du côté de Cerbère. D’ici peu, Volyova et ses compagnons de bord en sauraient davantage sur le danger vers lequel ils se ruaient.
— Vous avez compris, commença Volyova, qu’en cas de problème, vous serez peut-être obligée de réintégrer le poste de tir.
— Je ne suis pas sûre que ce soit vraiment une bonne idée, répondit Khouri, avant d’ajouter, pour se justifier : Nous savons bien, toutes les deux, que le poste de tir a été le théâtre d’événements inquiétants, ces temps derniers.
— Oui. En fait, pendant ma convalescence, je me suis convaincue que vous en saviez beaucoup plus que vous ne vouliez bien l’admettre. (Volyova se cala au dossier de son siège et joua avec les commandes de cuivre placées devant elle.) Je pense que vous m’avez dit la vérité quand vous m’avez raconté que vous étiez une taupe, mais c’est tout. Le reste était un mensonge conçu pour satisfaire ma curiosité et m’empêcher de parler aux autres… et ça a marché. Seulement il y a trop de choses que vous ne m’avez pas expliquées de façon satisfaisante. Prenez l’arme secrète, par exemple. Lorsqu’elle s’est mise à débloquer, pourquoi s’est-elle pointée sur Resurgam ?
— C’était la cible la plus proche.
— Désolée. Argument refusé. Il y a quelque chose de particulier à propos de Resurgam, hein ? De fait, vous ne nous avez approchés qu’à partir du moment où vous avez connu la destination du bâtiment… D’accord, cette planète perdue était l’endroit idéal pour tenter de vous emparer de la cache d’armes, mais ça n’a jamais été votre intention. Vous n’êtes pas dépourvue de ressources, Khouri, mais vous n’auriez jamais pu nous faucher ces armes, à moi ou aux autres membres du Triumvirat. (Elle posa son menton sur sa main.) Du coup, une question s’impose : si vous ne m’avez pas dit la vérité, qu’êtes-vous venue faire à bord de ce bâtiment ? Vous avez intérêt à me le dire tout de suite, Khouri, parce que sinon, la prochaine personne qui vous interrogera sera Sajaki. Il n’a pas pu vous échapper qu’il avait des soupçons – surtout depuis la mort de Kjarval et de Sudjic.
— Je n’ai rien à… Sudjic avait une rancune particulière contre vous, poursuivit-elle d’une voix manquant de conviction. Je n’ai rien à voir là-dedans.
— Non, sauf que j’avais désarmé votre scaphandre. J’étais seule à pouvoir annuler cette instruction, et j’étais trop occupée à me faire tuer pour y penser. Comment avez-vous réussi à outrepasser le verrouillage pour éliminer Sudjic ?
— Ce n’est pas moi qui l’ai fait. C’est quelqu’un d’autre, répondit Khouri avec un profond soupir. Enfin, je devrais plutôt dire quelque chose d’autre. La chose qui s’était introduite dans le scaphandre de Kjarval et l’a poussée à tenter de me tuer lors de la séance d’entraînement.
— Ce n’était pas Kjarval ?
— Non… pas vraiment. Elle n’avait peut-être pas beaucoup de sympathie pour moi, mais je suis à peu près sûre qu’elle n’avait pas l’intention de me tuer lors de cette séance d’entraînement.
Ça avait des accents de vérité, bien sûr, mais c’était quand même un peu dur à avaler.
— Alors, que s’est-il passé au juste ?
— La chose qui était dans mon scaphandre tenait à ce que je sois dans l’équipe de récupération de Sylveste. Éliminer Kjarval était la seule option.
Mouais. Elle arrivait presque à trouver ça logique. Elle ne s’était pas interrogée une seule fois sur la façon dont Kjarval était morte, tellement il paraissait normal que l’un des membres de l’équipage lui cherche noise – surtout Kjarval ou Sudjic. De même, l’une ou l’autre ne pouvait faire autrement que de se retourner contre Volyova, tôt ou tard. Et c’est exactement ce qui s’était passé, mais à présent elle voyait autre chose derrière tout ça… les ondes de propagation d’une chose qu’elle ne prétendait pas comprendre, mais qui se déplaçait avec la furtivité du requin sous la surface des événements.
— Pourquoi était-il si important que vous participiez à la récupération de Sylveste ?
— Je… Écoutez, Ilia, je ne suis pas certaine que ce soit le meilleur moment. Pas alors que nous sommes si près de ce qui a détruit le Lorean, quoi que ça puisse être…
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