En approche du système Cerbère-Hadès, 2566
Calvin reparut dans l’infirmerie du gobe-lumen. Il trônait, comme toujours, dans cet énorme fauteuil de maître.
— Où sommes-nous ? demanda-t-il en se frottant le coin de l’œil comme s’il émergeait d’un sommeil aussi profond que délicieux. Toujours autour de Resurgam, ce trou du cul de l’univers ?
— Nous avons quitté Resurgam, répondit Pascale, assise dans un fauteuil, à côté de la table d’opération sur laquelle Sylveste était allongé, tout habillé et encore complètement conscient. Nous sommes à la limite de l’héliosphère de Delta Pavonis, près du système Cerbère-Hadès. Ils ont retrouvé l’épave du Lorean.
— Pardon ? Je crois que j’ai mal entendu !
— Non, tu as parfaitement entendu, fit Sylveste. Volyova nous l’a montrée. C’est bien le même bâtiment.
— Le Lorean ? Comment est-ce possible ? s’exclama Calvin, les sourcils froncés.
Comme tout le monde, il était convaincu que le Lorean n’était plus dans le système de Resurgam, ni même à proximité. Alicia et les autres mutins s’en étaient emparés, il y avait des années, pour regagner Yellowstone.
— Nous l’ignorons, répondit Sylveste. Nous ne savons que ce que nous venons de te dire. Nous nous posons autant de questions que toi sur cette affaire.
Normalement, à ce stade de la conversation, il aurait dû lancer une pique à Calvin, mais, pour une fois, quelque chose lui fit tenir sa langue.
— Il est intact ?
— Apparemment, il a été attaqué.
— Il y a des survivants ?
— Ça, j’en doute. Le bâtiment a subi d’énormes dégâts. Quelle qu’ait été la nature de l’attaque, elle a dû être soudaine, ou ils auraient tenté de prendre le large.
Calvin resta un moment silencieux, puis :
— Alicia est probablement morte, alors. Je suis désolé.
— Nous ne savons ni par qui, ni comment ils ont été attaqués, reprit Sylveste. Mais nous en saurons peut-être davantage d’ici peu.
— Volyova a lancé une sonde robot, poursuivit Pascale. Elle ne devrait pas tarder à rejoindre le Lorean. Volyova nous a expliqué qu’elle allait entrer dans le bâtiment et chercher les enregistrements électroniques subsistants.
— Et après ?
— Après, nous saurons ce qui s’est passé.
— Mais ça ne te suffira pas, hein, Dan ? Quoi qu’on apprenne sur la fin du Lorean, ça ne te fera pas faire demi-tour. Je te connais trop pour penser ça.
— C’est ce que tu crois, répondit Sylveste.
— Ahem, toussota Pascale en se levant, on ne pourrait pas remettre ça à une autre fois ? Si vous n’arrivez pas à travailler ensemble, Sajaki n’aura que faire de vous deux.
— Ce que pense Sajaki n’a aucune importance, répondit Sylveste. Il est obligé d’en passer par mes exigences.
— Là, ce n’est pas faux, commenta Calvin.
Pascale ordonna à la pièce d’extruder un scripto doté de commandes et de voyants conformes au standard de Resurgam. Elle suscita un siège et s’assit devant le capot d’ivoire incurvé du scripto, puis elle chargea une carte des connexions de données avec l’infirmerie afin d’établir les liens nécessaires entre les systèmes médicaux et le module de Calvin. On aurait dit qu’elle traçait une tour Eiffel élaborée dans le vide. Au fur et à mesure que les liens s’établissaient, Calvin en accusait réception et lui disait d’augmenter ou de diminuer la largeur de bande de certains chemins, précisait si des topologies additionnelles étaient nécessaires. À l’issue de la procédure, qui prit quelques minutes à peine, Calvin était en mesure d’actionner l’équipement servo-mécanique de l’installation médicale. Il fit descendre du plafond une batterie de bras articulés en alliage métallique, qui évoquait une sculpture de méduse.
— Tu n’as pas idée de ce que je peux ressentir, dit Calvin. C’est la première fois depuis des années – depuis que j’ai réparé tes yeux – que je suis une partie de l’univers physique.
Pendant qu’il parlait, les bras articulés exécutèrent une danse scintillante de lames, de lasers, de pinces, de manipulateurs moléculaires et de capteurs qui fléchaient l’air dans un tourbillon métallique, vicieux.
— Très impressionnant, commenta Sylveste, la joue caressée par le vent du déplacement. Fais quand même attention.
— Je pourrais reconstruire tes optiques en une journée, dit Calvin. Je pourrais les refaire mieux qu’elles n’ont jamais été. Putain ! Avec la technologie dont nous disposons ici, je pourrais leur donner un aspect humain, je pourrais même t’implanter des yeux biologiques.
— Je ne te demande pas de me les refaire complètement, répondit Sylveste. Pour le moment, c’est mon seul moyen de pression sur Sajaki. Contente-toi d’arranger le travail de Falkender.
— Ah oui, j’oubliais ! fit Calvin en haussant un sourcil, l’un de ses rares mouvements jusqu’à présent. Tu es sûr que ce moyen de procéder est bien raisonnable ?
— Fais attention avec tous ces objets pointus !
Alicia Keller Sylveste avait été sa dernière femme avant Pascale. Ils s’étaient mariés sur Yellowstone, au cours des longues années où l’expédition de Resurgam avait été planifiée avec un luxe de détails fastidieux. Ils avaient participé ensemble à la fondation de Cuvier et travaillé en harmonie aux fouilles, pendant les premières années. C’était une femme brillante, peut-être trop pour rester confortablement dans son orbite. D’esprit indépendant, elle avait commencé à prendre ses distances par rapport à lui, sur le plan personnel comme sur le plan professionnel, alors qu’ils entraient dans leur troisième décennie de présence sur Resurgam. Alicia n’était pas seule à penser qu’on en savait suffisamment sur les Amarantins ; il était temps que l’expédition retourne vers Epsilon Eridani. Il n’avait jamais été prévu que la colonie soit permanente, et s’ils n’avaient rien appris de fracassant, loin de là, en trente ans, il n’y avait pas de raison que les trente, et même les cent prochaines années, apportent quoi que ce soit de plus renversant. Alicia et ses sympathisants croyaient que les Amarantins ne méritaient pas qu’on poursuive une étude détaillée. L’Événement n’était qu’un accident malencontreux, sans signification cosmique particulière. Après tout, les Amarantins n’étaient pas la seule espèce disparue connue de l’humanité. Dans la bulle en expansion continue de l’espace exploré, il se pouvait tout à fait qu’on découvre d’autres mondes riches de trésors archéologiques qui n’attendaient que d’être déterrés. La faction d’Alicia sentait qu’il fallait abandonner Resurgam. Les plus brillants esprits de la colonie devaient retourner sur Yellowstone et s’investir dans d’autres domaines de recherche.
La faction de Sylveste n’était évidemment pas d’accord, et le disait dans les termes les plus vifs. À ce moment-là, Alicia et Sylveste n’étaient plus ensemble, mais même dans l’inimitié ils avaient conservé un froid respect pour leurs compétences mutuelles. Si l’amour s’était éteint, l’admiration détachée demeurait.
C’est alors qu’Alicia et ses amis s’étaient rebellés. Ils avaient mis leurs menaces à exécution et abandonné Resurgam. Comme ils n’avaient pu convaincre le reste de la colonie de repartir avec eux, ils s’étaient emparés du Lorean sur son orbite de stationnement. La mutinerie n’avait pas été sanglante, mais, en volant le vaisseau, la faction d’Alicia avait porté un coup beaucoup plus insidieux à la colonie. Avec le Lorean , c’étaient tous les vaisseaux et les navettes intra-système qui avaient disparu, de sorte que les colons étaient condamnés à rester sur la planète. Ils n’avaient aucun moyen de réparer ou d’améliorer la ceinture comsat jusqu’à l’arrivée de Remilliod, qui ne reviendrait pas avant des dizaines d’années. Les cyborgs, la technologie de réplication, les implants, tout cela avait cruellement manqué après le départ d’Alicia.
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