— Rien ne s’y oppose.
— Je pensais que Khouri les commanderait depuis le poste de tir. Après tout, c’est son rôle. (Il se tourna vers Hegazi et murmura, assez fort pour que tous l’entendent :) Je commence à me demander pourquoi on l’a recrutée, celle-là. Et pourquoi j’ai laissé Volyova interrompre le scrapping.
— Je suppose qu’elle a son utilité, répondit le chimérique.
— Khouri est au poste de tir, mentit Volyova. Simple précaution, naturellement. Mais je ne l’appellerai pas à moins que ce ne soit absolument nécessaire. C’est normal, non ? Ce sont aussi mes armes, vous ne pouvez m’empêcher de les utiliser alors que la situation est complètement sous contrôle.
D’après les voyants de son bracelet – auxquels faisaient partiellement écho les données qui défilaient sur la sphère synoptique –, d’ici trente minutes, les armes secrètes allaient gagner les positions de tir qui leur avaient été assignées, à près de deux cent cinquante mille kilomètres du vaisseau. Et à ce stade, il n’y aurait aucune raison valable de ne pas faire feu.
— Bon, fit Sajaki. Pendant un moment, j’ai eu peur que tu ne sois pas tout à fait vouée au triomphe de notre cause. Mais je retrouve bien là notre bonne vieille Volyova !
— Comme c’est satisfaisant, commenta Sylveste.
Système Cerbère-Hadès,
héliopause de Delta Pavonis, 2566
Les icônes noires des armes secrètes fondaient vers leur cible comme un essaim d’abeilles. Elles n’attendaient que de déchaîner leur terrible puissance contre Cerbère. La planète n’avait eu aucune réaction observable ; rien ne laissait soupçonner qu’elle n’était pas ce qu’elle avait l’air d’être : une boule grise, couturée de cicatrices, pareille à une calotte crânienne inclinée dans une attitude de prière.
Lorsque ce moment arriva enfin, la sphère synoptique émit un doux carillon, les chiffres qui défilaient se recalèrent brièvement à zéro et repartirent pour un interminable décompte.
Sylveste fut le premier à parler. Il se tourna vers Volyova qui n’avait pas fait un geste depuis plusieurs minutes.
— Il n’aurait pas dû se passer quelque chose ? Vos satanées armes n’étaient pas censées exploser ?
Volyova releva les yeux de son bracelet et braqua sur lui un regard de somnambule.
— Je n’ai pas donné l’ordre, dit-elle si bas que c’est à peine s’ils entendirent ses paroles. Je n’ai pas ordonné aux armes de faire feu.
— Pardon ? releva Sajaki.
— Vous avez bien entendu, répondit-elle, un ton plus haut. Je n’ai pas donné l’ordre.
Comme souvent, le calme résolu de Sajaki réussit à sembler plus menaçant que n’importe quelle démonstration de violence.
— Nous avons encore quelques minutes pour lancer l’attaque, dit-il. Tu ferais peut-être mieux d’envisager de les utiliser avant que la situation ne devienne irrécupérable.
— Je pense, intervint Sylveste, qu’elle l’est déjà depuis quelque temps.
— C’est une question qui regarde le Triumvirat, dit Hegazi, ses jointures gainées d’acier brillant sur les accoudoirs de son siège, Ilia, si tu veux bien donner l’ordre maintenant, nous pourrons peut-être…
— Je ne le ferai pas, dit-elle. Appelez ça de la mutinerie ou de la trahison si vous voulez, je m’en fous. Mais ma participation à cette dinguerie s’arrête ici. (Elle regarda Sylveste avec une soudaine fureur.) Vous connaissez mes raisons. N’essayez pas de dire le contraire !
— Elle a raison. Dan, intervint Pascale, tous les regards convergeant sur elle. Tu sais qu’elle dit vrai ; nous ne pouvons tout simplement pas courir ce risque, quelque envie que tu en aies.
— Alors toi aussi, tu as écouté cette Khouri, fit Sylveste.
La nouvelle que sa femme avait pris le parti de Volyova n’avait rien de surprenant, et non seulement il en concevait moins d’amertume qu’il ne l’aurait cru, mais encore il l’en admirait d’autant plus. En même temps, il était bien conscient de la perversité de ses sentiments.
— Elle sait des choses que nous ignorons, dit Pascale.
— Qu’est-ce que cette grognasse vient faire là-dedans ? demanda Hegazi avec un coup d’œil hargneux en direction de Sajaki. On ne pourrait pas l’oublier cinq minutes ?
— Malheureusement pas, répondit Volyova. Tout ce que vous avez entendu est vrai. Et continuer serait vraiment la plus grosse bêtise que nous ayons jamais faite.
Sajaki rapprocha son siège de Volyova.
— Si tu ne donnes pas l’ordre de déclencher l’attaque, au moins, confie-moi le contrôle des armes secrètes.
Il tendit la main en lui faisant signe de dégrafer son bracelet et de le lui remettre.
— Je te conseille de faire ce qu’il dit, insista Hegazi. Sinon, ça pourrait avoir des conséquences désagréables pour toi.
— Je n’en doute pas une seconde, répondit Volyova qui, d’un mouvement coulé, enleva son bracelet. Il ne te servira à rien, Sajaki. La cache d’armes n’obéit qu’à Khouri et à moi.
— Donne-moi ce bracelet.
— Tu vas le regretter, je te préviens.
Sajaki s’empara du bracelet comme si c’était une amulette d’or précieuse, joua un instant avec avant de le passer à son bras. Le petit voyant se ralluma et il regarda les données qui défilaient un instant plus tôt sur le poignet de Volyova.
— Ici le triumvir Sajaki, dit-il en passant la pointe de sa langue sur ses lèvres entre chaque mot comme s’il savourait un nouveau pouvoir. Je ne suis pas sûr du protocole précis exigé à ce stade, et je demande assistance. J’ordonne que les six armes secrètes déployées commencent…
Il s’interrompit au milieu de sa phrase. Il baissa les yeux sur son poignet, d’abord intrigué, puis avec une expression qui ressemblait beaucoup à de la peur.
— Espèce de vieille carne rusée ! fit Hegazi, admiratif. Je pensais bien que tu avais un truc dans ta manche, mais pas au sens littéral du terme !
— Je suis une personne à l’esprit très littéral, répondit Volyova.
Le visage de Sajaki était un masque rigide, figé dans une expression de souffrance. Le bracelet, en se contractant, lui entamait le poignet. Sa main crispée comme une serre, vidée de son sang, était d’une pâleur de cire. De l’autre main, il s’efforçait frénétiquement de dégrafer le bracelet ; en vain. Volyova avait pris ses précautions, et la boucle était bel et bien scellée. Les chaînes de polymère du plastique à mémoire de forme glissant les unes sur les autres se contractaient, déterminant un processus d’amputation lente, atrocement pénible. Le bracelet avait détecté, à l’instant où Sajaki l’avait mis à son poignet, que son ADN n’était pas le bon : il n’était pas conforme à celui de Volyova. Cela dit, il n’avait commencé à se contracter que lorsque Sajaki avait essayé de donner un ordre, mesure qu’elle considérait comme une preuve de mansuétude à son égard.
— Dis-lui d’arrêter ! articula-t-il laborieusement. Arrête ça !… Sale pute ! Par pitié…
Volyova estima que le bracelet ne lui couperait pas la main avant une ou deux minutes. Après quoi le bruit dominant dans la salle serait un craquement d’os broyés, en supposant qu’il soit audible au milieu des cris de Sajaki.
— Qu’est-ce que c’est que ces manières ? dit-elle. Drôle de façon de demander un service ! Il me semble pourtant que ce serait le moment ou jamais de faire preuve d’amabilité.
— Arrêtez ça, s’il vous plaît, fit Pascale. Je vous en prie, quoi qu’il ait pu faire, ça ne vaut pas la peine…
Volyova haussa les épaules et s’adressa à Hegazi.
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