— Monsieur Chian-Li, commencé-je, sans ambages ni emphase, mes compagnons et moi-même sommes attachés à une organisation chargée de retrouver des gens dont la disparition génère quelques troubles graves dans certains compartiments de la société.
J’extirpe une carte de la S.C.D.E.F.M.O.Z.O.B qui passait par ma poche pectorale en compagnie de pastilles du même nom et la lui présente. Il y porte les deux trous de bite lui tenant lieu de regard et me la rend avec un acquiescement non négligeable.
J’extrais alors de mon autre fouille une liasse de billets verts dont il ne peut ignorer que ce sont des U.S. dollars de cent points et entreprends d’en dégager une dizaine.
Ce prélèvement opéré, je les pousse vers lui.
— Pourquoi ? me demande-t-il dans un anglais qui accentue la brièveté de la question.
— À titre d’acompte, réponds-je flegmatiquement.
— Vous voulez prendre pension chez moi ? En ce cas c’est beaucoup trop.
— J’ai besoin de votre collaboration, misteur Chian-Li. Rassurez-vous, elle restera très passive.
— Mais…
Je lui présente un plat de main vertical, parcouru de lignes chargées de raconter mon fabuleux destin.
— Empochez et écoutez-moi !
Dominé, il pose sa paluchette sur les talbins, kif je le fais sur le pubis d’une femme aimée, et l’y laisse.
Envisageant son geste comme un début d’acceptation, je me lance :
— Vous résidez à Keelmanshop depuis combien de temps, cher ami ?
— Neuf ans.
— Parfait, alors vous avez connu l’homme qui m’intéresse.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Toutanski. Il logeait chez la mère Ferguson, à quelques centaines de mètres de là.
Mon guignol chamade quand je le vois spontanément acquiescer.
— En effet, déclare le Chinago. Il a habité cet hôtel lorsqu’il est arrivé à Keelmanshop.
— Longtemps ?
— Une huitaine. Ensuite la vieille lui a sous-loué une chambre. Il l’a connue ici même. À l’époque, elle sortait encore pour venir boire chez moi. Mais cela fait deux bonnes années qu’elle se soûle à domicile.
— Bon ami, déclaré-je d’un ton ému, vous venez de gagner vos mille dollars et pouvez d’ores et déjà les empocher car je remets le compteur à zéro !
Il rafle prestement mes talbins comme s’ils lui appartenaient depuis toujours.
— On continue pour les mille suivants ?
Regagnant ma chambre, je constate que celles de Jérémie Blanc et du Mastard sont vides. Par contre, ils sont trois chez Gretta. Ils dorment, anéantis et poisseux, car la séance a dû être rude. Le lit-cage s’étant avéré trop exigu pour héberger une partouze, ils gisent sur le plancher. Les messieurs sont pratiquement à loilpé (Béru a conservé son maillot de corps pareil à un filet de pêche ravaudé), la grande prêtresse de l’amour a mis un porte-jarretelles noir et des bas aux jarretières fleuries. La pine à Béru est alanguie comme un boa constrictor abîmé dans une digestion interminable. Une bulle de foutre irisé pare sa coupole identique à celle du mont Palomar.
Devant cet exténuement général, je ne puis que me retirer dans mes appartements.
En traversant l’étroit couloir, je réagis à une sensation de présence. Rien de plus agressant qu’un regard collé à toi. D’instinct, je me dirige vers le fond. J’aperçois, ce faisant, une porte très légèrement entrouverte qui se ferme. Lorsque je l’atteins, elle est close. Avec un rien d’impudence, j’en saisis le loquet et j’ouvre.
Une piaule pareille à toutes les autres.
J’avise, collée au mur d’en face, une jeune Asiate effarouchée. Difficile d’apprécier son âge. Ces Jaunassous ressemblent tous à des enfants même quand ils touchent la retraite des vieux.
L’être craintif que je découvre rappelle un petit rongeur des bois terrorisé par un gros vilain rapace.
— Bonsoir, lui susurré-je-t-il en anglais.
L’adolescente (car je crois fermement que c’en est une) me hoche la tête pour un furtif bonjour.
— Vous êtes la fille de mister Chian-Li ?
Elle dénègue.
— On dirait que vous avez peur de moi ? fais-je avec une telle bonté dans l’inflexion qu’en comparaison de mézigue saint Vincent de Paul évoquerait un bourreau serbo-croate.
Et de lui adresser un sourire qui a déjà contraint à l’essorage bien des slips féminins.
Du coup, elle risque à son tour un retroussis de lèvres.
Je referme la porte et vais obstruer mon orifice sud avec « le » tabouret.
— Quel est votre nom ? hasardé-je.
— Shan-Su.
— Si vous n’êtes pas la fille de mister Chian-Li, alors qui êtes-vous ?
— La sœur de sa femme.
J’avise des chinoiseries sur les murs et, accroché au lit, un caleçon d’homme ; et puis, posé sur une petite table de laque rouge, un nécessaire pour l’opium. La pièce est du reste imprégnée de cette odeur douceâtre.
— C’est vous qui fumez ? m’étonné-je.
Elle secoue négativement la tête.
— Votre beau-frère ?
Elle acquiesce.
Je la visionne attentivement. Tu sais qu’elle est mignonne avec son côté petite souris mouillée ? J’ai idée que le gargotier pratique dans cette chambre le délassement du cuistot. Il doit fumer une pipe en s’en faisant tailler une. Son coin de paradis terrestre ! On a chacun le sien.
— Il vient tirer sur le bambou le soir ? demandé-je.
— Non, pendant la sieste.
— Il a raison : c’est davantage voluptueux. Votre sœur est au courant ?
— Elle est morte.
— Il y a longtemps ?
— L’année dernière. Un serpent venimeux l’a mordue au doigt pendant qu’elle ramassait des zifous. Elle a cru s’être piquée avec une épine, mais sa main a enflé, est devenue bleue et elle a péri d’étouffement.
Sa voix, je veux pas faire de la poésie-branlette pour dame du Prix Monchibre, mais c’est comme un air de pipeau la nuit, près du ruisseau, avec des vers luisants dans les prés…
— Et depuis lors, vous la remplacez ? questionné-je sans ironie.
Un nouveau silence. La gentille Shan-Su continue de braquer sur moi son regard oblique.
— Quel âge avez-vous ?
— Seize ans.
Dis donc, il a pas peur de mettre la barre trop haut, le beauf. Note que de nos jours, si tu rencontres une môme de quatorze ans pas encore déberlinguée, c’est qu’elle a des instincts saphiques ou qu’elle est hémiplégique. Pourquoi cette ado m’excite-t-elle ? Parce qu’elle me rappelle vaguement Marie-Marie à cet âge ? La vie, c’est comme les figues de Barbarie ; ça vous laisse longtemps des piquants dans la viande. Je ne me lasse pas de son minois. Frime de marsupial. De sarigue, plus précisément. Tu sais, ces bestioles qui charrient leurs petits sur le dos. Ceux-ci s’accrochent avec leurs queues à celle, retroussée, de leur maman. Ça forme une lyre vivante.
Merveilleuse nature ! Et au début y avait rien ! De l’eau, des cailloux. Et maintenant on est tous là : le pape, la collection de La Pléiade, l’Empire State Buildinge, le gruyère râpé, la langouste à l’américaine, Robert Hossein, la bombe atomique, le souvenir d’Audiard, les Lettres persanes , ma grosse bite, le thermomètre à mercure, les cons, la Formule I, le chômage, la capote anglaise, la Petite Musique de nuit , le chien Rintintin, le chewing-gum pour les vacants de la pensarde, les galettes de Pont-Aven, ton trou du cul mal torché, celui de la Queen à frisettes, le maréchal Ney-à-la-gueule-épargnée, les vins du Postillon, les vains du postillon, le Trans-Europe-Express, la caverne d’Ali-Baba, la caserne d’Amin Dada, le piaf qui me regarde débloquer, et cette petite Chinetoque effrayée qui se fait tirer par son beauf parce qu’il est veuf et a les glandes enflées.
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