Ce qu’il y a de réconfortant avec les individus du type Bérurier, c’est qu’ils ont toujours des raccourcis heureux pour vous conduire rapido de l’état second au plus sobre matérialisme.
— C’est vrai, dis-je… Il n’avait qu’à…
Je me tais, perplexe.
— Je me demande ce qu’il cachait, reprend ma Grosse Enflure… Fallait que ça soye quèque chose d’important, non ?
— Tu parles, Charles…
Il y a des moments où les idées les plus extravagantes vous viennent en tronche. Des idées que vous n’oseriez pas extérioriser de crainte de vous faire passer pour un ramolli de la rotonde.
— Toi, observe Bérurier, tu mijotes quelque chose… Je le sens, t’es en plein vol…
— Pourquoi pas ?…
Il m’observe, admirateur, et murmure sur un ton de dévotion :
— Je me demande, des fois, tes idées, San-A., où que tu vas les chercher ?
— Je me le demande aussi, fais-je.
Et je poursuis, l’œil rivé sur le cadavre de Carmona :
— Dis donc, mec ?
— Zoui ?
— Strenberg, il vit toujours, hein ?
— Comme toi et moi, affirme Bérurier… Je l’ai vu la semaine passée dans un troquet de la rue Réaumur…
— C’est un as, ce type-là, hein ?
— Pour sûr !
Il me demande soudain :
— Tu veux te faire travailler le masque ?
— Des fois…
— Explique-toi…
Avant d’expliquer au Gros, faut que je vous affranchisse. Strenberg c’est un vieux toubib qui a eu des malheurs autrefois avec le corps médical et la police de son pays (on ne sait plus lequel). Il possède un don, ce mec, qui a déjà beaucoup servi dans le milieu parisien : celui de modifier la bouille de ses contemporains. Ainsi tenez, il vous prend une Peter Sister et vous la déguise en Danielle Darrieux en moins de temps qu’il n’en faut à un suppositoire pour atteindre son objectif.
Il a ça dans le sang, Strenberg… Avec lui, le Bon Dieu doit se sentir humilié, car il le copie servilement. Si vous êtes déjà allé vous promener les couennes au Louvre, vous avez dû voir des barbouilleurs copier des tableaux célèbres, non ? Y en a qui arrivent à accomplir de véritables tours de force ; pour un peu, on ne saurait plus reconnaître le modèle de la copie… Eh bien ! le vieux bonze dont je vous parle réussit un boulot semblable sur les visages…
Bérurier allume une cigarette et rejette par le naze un filet de fumée rectiligne.
— Je parie que je devine, fait-il…
— Tu crois ?
— Oui. Tu vas demander au vieux Strenberg de te faire la gueule de Carmona. On ne va pas dire que celui-ci est canné, on sortira sa bidoche plus tard… Puis, toi, déguisé en Carmona, tu iras te baguenauder dans les bars de Pigalle jusqu’au moment où les zoiseaux qui ont planté la môme et flingué le Polak te mettent une livre de prunes dans le baquet !
Je l’enrobe d’un regard aussi surpris que velouté.
— C’est fou ce que tu as l’esprit de déduction développé, Béru, c’est à se demander pourquoi tu n’es pas encore préfet de police.
— Je t’em…, me répond-il non sans noblesse.
— Faudrait courir au troquet d’en face pour dire à Ludo qu’il ne propage pas la nouvelle. Seule la fille est morte, tu piges ? Il doit y avoir une cave dans cette masure ? Va demander les clés à la pipelette, on y planquera le Carmona avant l’arrivée des journaleux…
— Alors, tu veux ?…
— Oui… C’est pas impossible de me faire passer pour lui. Je suis certain que Strenberg va se régaler. Nous sommes de la même taille, Carmona et moi, tous les deux bruns et dans l’ensemble…
— Toi, fait-il, tu cherches à te faire cloquer une olive dans le chignon, c’est couru…
— Tu oublies que les mystérieux bonshommes veulent (voulaient du moins) arracher un tuyau à Carmona. Or on ne questionne pas un mort… Avant de me dessouder, en admettant que j’arrive à me faire passer pour le Carmona, ils voudront avoir une conversation avec moi. Comme toi, tu te tiendras à l’affût dans les parages, on écrasera le coup sans trop de bobo…
— Tout ça, c’est de la théorie, bougonne Bérurier, y a des moments où les Contes de ma mère l’Oye te montent au citron !
— Allez, brise-toi ! Affranchis Ludovic d’abord, et puis rapporte les clés de la cave. La pipelette ne sait encore rien, inutile de la rancarder avant l’arrivée des aminches, ça va faire un tel cri qu’il faudra un service d’ordre !… Lorsqu’on aura emmené la fille, tu interrogeras la concierge pour si des fois elle avait vu quelque chose d’insolite hier ou cette noye, compris ?
CHAPITRE IV
C’est un de mes ballons qui s’envole !
Pas plus miteux que ce Strenberg. Un jour, tellement qu’il est cradingue, comme il abordait un passant afin de lui demander l’heure, ce dernier lui a carré une thune dans le creux de la sébile… Il s’était mépris, le charitable. Il croyait qu’il s’agissait d’un chevalier de la mangave. Et le Strenberg qui n’est pas issu des de Monzobe a enfouillé l’auber presto, émerveillé !
Il est aussi appétissant à contempler qu’un furoncle adulte et vous pourriez faire la popote d’un pensionnat avec la graisse qui imperméabilise ses fringues.
Il est petit, fripé, navré, mité, miteux avec une gueule cuite au bain-marie, un nez énorme agrémenté de boutons prêts à éclore et des yeux qu’on a repêchés dans un bocal à cornichons où ils marinaient depuis quelques millénaires.
Il se penche sur le brancard où le corps de Carmona est étendu, longuement il regarde le visage du mort, puis il ferme un châsse et me défrime avec acuité.
Cette comparaison est assez déprimante. J’attends son verdict en essayant de montrer un petit visage dégagé.
— C’était possible, dit-il enfin…
Du coup, je ne sais plus si je suis content ou consterné. C’est pas la première fois que je me déguise en gars défunt, mais c’est la première fois que ça me trouble, peut-être parce que je suis pour quelque chose dans le coup de noir de Carmona.
Bérurier rigole de la manière la plus stupide qui soit, et faites-lui confiance, c’est un spécialiste.
— Je me demande en quoi on pourrait me changer, moi, fait-il, rêveur.
— En sucette, je lui dis. On te roulera dans du caramel et on te collera un manche à balai quelque part, ça t’ira bien, il faut développer ton côté Pierrot Gourmand !
La blague, certes, n’est pas spirituelle, mais elle offre du moins l’avantage de détendre l’atmosphère de nécropole.
— Bon, au boulot ! j’ordonne, t’as ton nécessaire, Strenberg ?
Il me montre une infâme mallette en carton bouilli qui déshonorerait votre poubelle.
Je frissonne devant sa panoplie d’avorteur. Il l’ouvre et retire un tas de trucs : des seringues, des rasoirs, des ampoules, des pots de crème, des tubes de fard… De quoi rire et s’amuser entre bricoleurs !
— Tu me fous les jetons ! dis-je… C’est du superficiel que je veux… Quèque chose qui parte au lavage, si tu vois ce que je veux dire ?
— Ne vous inquiéterai pas, je vois !
Strenberg n’a jamais pu se coller dans le bol la concordance des temps.
— Je vais te chanter quèque chose pour te distraire, fait Bérurier…
— D’accord, fais-je, touché par cette délicate attention, mais que ça ne soit pas Les Matelassiers , elle me court sur la glande thyroïde, ta romance…
— Attends, j’ai adapté une vieille rengaine à l’usage des collégiens.
Et d’attaquer de cette voix de fausset qui dénote sa pureté d’âme :
— Les jolis soirs dans les jardins de l’avant-bras ! …
Pendant ce débordement lyrique, Strenberg ne perd pas son temps.
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