— T’aurais pas une bricole à bouffer ? s’informe Bérurier, j’ai les crocs !
Tout le monde descend ! Mon idéal se dégonfle…
— Va voir dans le frigo, mec… Félicie a toujours de la bouffetance en rabe, comme si elle s’attendait à ce qu’une noce égarée vienne se faire héberger…
Il disparaît, tout joyeux. Lui, son infini arrive à se concentrer dans une rondelle de saucisson. C’est un heureux !
— Dis, Régine, t’as l’adresse de l’homme d’affaires à qui Carmona a rousti la balle ?
Elle fronce les sourcils.
— Je crois que c’est un certain Bargette, rue Molitor… Vous trouverez sur le Bottin.
— D’ac…
Elle ajoute :
— Qu’est-ce que vous allez faire de moi ?
— Moi ? Rien, fillette… C’est une question qui intéresse l’État… Complicité dans plusieurs affaires de meurtre, ça va chercher quelques marcotins de ballon, mais avec les châsses que t’as et surtout les formes, tu t’en tireras au rabais, crois-moi…
Comme Bérurier se ramène avec en pogne un sandwich gros comme ma cuisse, je lui montre la souris.
— Allez, Gros, emmène mademoiselle au violon et va te zoner, je te remercie, j’ai plus besoin de toi…
Il hausse les épaules.
— C’est pas malheureux… Si je comptais mes heures de nuit, je ferais fortune…
— T’en fais pas, t’auras droit à la retraite si les petits cochons de truands ne te flinguent pas en route !
— Ouais…
— Et te laisse pas amadouer par madame…
— Tu me prends pour une crêpe ?
Il ôte un côté des menottes afin de dégager Régine du chauffage central, mais, prudent, il les lui repasse aussitôt.
Je les regarde partir dans la nuit et, mort de fatigue, je m’allonge sur le divan du salon !
NOTA. — Certains lettrés pourront constater qu’au cours de la précédente narration j’ai employé plusieurs temps différents. Qu’ils ne croient pas à de l’incertitude de ma part, non plus qu’à de la fatigue cérébrale. En toute modestie, il s’agit d’une virtuosité grammaticale. Depuis toujours je caressais l’espoir d’unir le passé composé, l’imparfait et le passé simple dont l’esprit d’autonomie me contristait.
C’est désormais chose faite !
CHAPITRE XIV
… et balais de crin !
Fin de nuit cauchemardesque et antidérapante, les gars !
C’est plein de balles acidulées dans ma tronche. Des balles grosses comme des obus et fourrées à la liqueur comme certains chocolats.
Lorsque je m’éveille, il fait grand jour et ma brave Félicie me regarde pioncer avec l’œil fervent.
— Pourquoi n’es-tu pas monté dans ta chambre ?
— J’étais vanné, je n’en ai pas eu le courage.
— Tu étais mal sur ce divan…
Je me mets sur mes pieds, ça tremblote un peu, façon gelée de groseille. J’ai des lancées dans le crâne et la bouche qui raconte des lendemains qui chantent.
— Traitement de choc, fais-je à Félicie en réponse à son regard anxieux.
Elle sait ce que ça signifie.
Aspirine et sels de fruits ! Voilà les deux talismans de la journée. Ayant procédé à ces travaux de mise au point, je m’octroie un breakfast de première grandeur, histoire de colmater les brèches. Puis je sors dans le jardin où un soleil cadoriciné et une chaise longue m’attendent avec impatience.
L’air est frais, la fleur odorante, la pelouse ratissée, le ciel azuréen et le gravier menu…
Les pognes derrière la bouille, je ferme à demi mes lampions pour gamberger peinard. Tel qu’en soi-même ! Un homme qui se penche sur l’imprimé de la surtaxe progressive ! Taisez-vous, j’ai besoin de m’écouter penser…
Lentement, comme une barque dérivant au fil d’un courant indolent (nouvel échantillon de mes possibilités poétiques : envoi gratuit sur demande, joindre un timbre pour la réponse !) lentement, répété-je, l’histoire dans laquelle j’ai accidentellement porté mes grands pieds se déroule. Je revois Carmona à la foire du Trône, avec son visage affolé… Je le revois en taule… Je le revois mort… Je revois Biernarski sur le trottoir, perforé comme douze carnets de métro ! Je revois Staube et ses pieds nickelés, morts dans l’appartement de la rue de Verneuil… Et je revois Régine, cette langouste à la noix qui pour son vison annuel est capable de tout !
Je pense à l’histoire de la balle corrosive… Crétinisme magnifique de la science ! Cocasserie du hasard ! Des gens ont la formule du fameux acide, mais ils n’ont rien pour le travailler !
C’est comme si on vous construisait une Alfa Romeo dans votre salle à manger ! Pas mèche de s’en servir. C’est la balle qui est la clé de tout car elle fournit la nature du métal résistant au fameux acide !
Où est-elle, cette ridicule balle ?
En tout cas elle a déjà tué bien des gens : Carmona, sa poule, Biernarski, Staube, Ernest, Maurice… Elle est dangereuse, décidément. Elle ne pardonne pas.
Un pauvre type a passé des jours, des mois, des années peut-être pour inventer cette petite chose idiote et meurtrière. Il en a calculé les effets. Il a suivi le pouvoir de détérioration de son liquide à la c… En un instant ça bouffe, ça ronge, ça détruit, ça tue !
Et ce mec n’a pas songé au temps qu’il faut pour faire ce qu’il a trouvé le moyen de défaire…
Une femme ouvre les jambes et c’est de la mort qui se précipite hors d’elle… De la mort qu’on gave de farine Nestlé, de lait Guigoz, de jus d’orange, de catéchisme, de fables de La Fontaine ; de trois fois deux : six ; de la mort qu’on vitamine, qu’on éduque (de Windsor, ajouterait Bérurier) ; qu’on habille chez Sigrand, qu’on emmène au cirque, jusqu’au moment où quelqu’un présente la facture !
— Tu parais soucieux ?
Je jette un coup d’œil à Félicie…
— Soucieux ? Penses-tu, M’man, je pense aux hommes ! Et y a pas de soucis à se faire pour eux. Ils sont assez glands pour se mal conduire tout seuls !
Elle soupire.
— Tu sais que la voisine a un amant ? Un garçon boucher ; si c’est pas malheureux !
— Elle a un faible pour la côte première, faut croire…
— Une femme de son âge ! Et elle l’emmène dans les bois en voiture…
— Elle va à Saint-Cucufa avec son amant, mais c’est avec son mari qu’elle ira à Venise… La vie est bien faite. Il faut savoir comprendre…
Surprise, Félicie n’insiste pas.
Là-dessus, comme dans un film, la voisine d’à côté se met à chanter que le prisonnier de la Tour s’est défenestré ce matin…
C’est la voix de son âme qui parle du nez !
Je m’étire, bâille, me lève, comme écrirait un romancier qui n’a pas le pronom personnel facile.
Et je me pose la question suivante : « Étant donné que tous les protagonistes connus de cette affaire sont morts, à l’exception de la Régine des familles, qui, elle, n’en sait pas plus long qu’elle n’en a dit, oui, étant donné cela, comment puis-je espérer retrouver cette saloperie de balle ? »
Imaginez un drame dont tous les acteurs mourraient à la fin du deux. L’auteur resterait seul avec le trois sur les bras pour répondre aux exigences du public… Alors ?…
Le savant polak avait remis sa petite trouvaille à un de ses amis, homme d’affaires… Bargette, rue Molitor…
Peut-être pourra-t-il me dire quelque chose, ce cher homme ?
Je l’espère du moins. De toute façon, il est le suprême lien qui m’unisse encore à la balle.
* * *
L’idée me vient à l’instant précis où je me rase. C’est toujours un moment émouvant pour un homme que celui où il se trouve cruellement face à face avec lui-même. En général (et même en colonel) les hommes n’ont avec les miroirs que des rapports brefs et espacés. Mais l’opération rasage les oblige à s’examiner la frime journellement pendant un laps de temps assez long. En ce qui me concerne, cette rencontre quotidienne avec moi-même me casse les pieds. Alors je pense à autre chose pour tâcher de m’oublier un brin.
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