Chapitre trois : la réputation de madame !
Elle s’est p’t-être servie de la population masculine de l’endroit comme d’un cataplasme, mais du moment que j’arrive d’ailleurs ça n’est pas convenable de se produire en ma compagnie.
— Vous tourmentez pas, mon lapin, je suis la discrétion assurée dont parlent tous les détectives privés. Je me déguiserai en ombre chinoise et je priserai de la poudre d’escampette…
Elle me coule de la promesse dans les carreaux. Une drôle de petite voluptueuse, l’empileuse de mornifle. Ça doit vous tenir ses engagements, parole ! Et ne pas donner sa place pour un bon du Trésor… Elle remplacerait plutôt quelqu’un au pied levé, comme font les banquiers !
— D’accord, attendez-moi à minuit cinq devant la gare…
— Parfait… Considérez que j’y suis déjà.
Je m’incline, manière de montrer que je suis gentleman aussi. Puis je liche et je me casse afin de lui laisser mon souvenir. Un souvenir vous sert mieux qu’une présence.
La flotte vase comme si le Bon Dieu faisait vidanger son réservoir histoire de larguer l’antigel. Ça va être charmant tout à l’heure s’il fait ce temps-là devant la gare…
Je maraude un peu afin de repérer un restaurant. J’en dégauchis un qui m’a l’air fort convenable. Un cuisinier de bois propose devant l’entrée un menu détrempé.
Je remise mon tréteau et je fonce dans l’estanco. Bonne ambiance, fumets de choix, serveuses bien roulagas, patron assez obèse pour inspirer confiance, bref, une chouette petite usine à se massacrer le foie.
La plus blonde des serveuses me guide à une table avec lampe en bois tourné s’il vous plaît, abat-jour de cretonne et nappe en papier gaufré.
Je bigle un menu moins imbibé que celui de la devanture.
— Je vous conseille notre sole normande, c’est une spécialité dauphinoise, m’avertit la mignonne soubrette.
Je la considère.
— Moi, je vous conseille de ne pas me faire les cornes avec votre bustier, mon petit cœur. J’ai une faim de loup et un malheur est si vite arrivé !
Ça embraie sec. C’est fou ce que je me sens de l’aisance, du dynamisme, depuis que la secrétaire d’Heiffimowitchi, le réputé producteur français (huit films primés au concours agricole de Saint-Leu-la-Forêt !), est partie, son petit embrasse-en-ville à la main, comme une grande !
Je commande donc la sole normande, réservant le gratin dauphinois pour mon prochain voyage à Rouen. Afin de tenir compagnie à cette pauvre bête, un peu plate pour mon estomac, je la fais précéder d’un pâté en croûte et suivre de près d’un poulet sauté… À part le poulet qui a tellement sauté que ça l’a fait maigrir, la nourriture est bien.
Un café fort pour lutter contre la fatigue envahissante, un Dry Pale puisque nous sommes dans le pays du marc de Savoie, et en route ! Dix heures carillonnent au beffroi de ma montre-bracelet. J’ai juste le temps de me mettre à l’abri dans un cinéma permanent.
Gentil film : l’histoire d’un officier de marine dont la femme s’est noyée dans sa baignoire… Des horizons marins, des décolletés terre à terre… De la couleur !
Un dialogue signé Lévitan ! L’officier, désespéré par son veuvage, s’apprête à se brûler la cervelle au chalumeau oxhydrique lorsqu’il apprend ce que tout le monde savait déjà : à savoir que sa nana se faisait faire le papillon du négus par un de ses copains. Du coup, il part en canot pneumatique pour traverser l’Atlantique et débarque dans un îlot du Pacifique où l’attend Marilyn Monroe. Leurs baisers brûlants font chauffer l’atoll et c’est le happy end glorieux sur une musique de Rivoire et Carret !
Minuit : je fonce vers la gare !
Je m’annonce à minuit cinq sur le perron de la gare. Je ne vois personne, pas même un train. La flotte s’étant arrêtée de tomber, je quitte mon volant pour me dégourdir un peu les targettes.
L’horloge lumineuse indique le quart et la Lolotte n’est toujours pas là. Aurait-elle changé d’avis ? Cette pensée me contrarie because elle paraissait bien à ma poigne, le môme Tiroir-Caisse. M’est avis qu’il y avait des tuyaux costauds à lui arracher. Ça me ferait pleurer les oreilles si elle ne venait pas…
Je fais le planton encore cinq minutes. Peut-être a-t-elle été retenue plus tard que de coutume par les exigences de son turbin ?
Je m’avise alors que la Brasserie Dauphinoise est à trois cents mètres d’ici. Je n’ai qu’à me prendre par la louche et m’y diriger en empruntant la grande avenue qui part de la gare. Probable que je la rencontrerai.
Aussitôt pensé, aussitôt entrepris… Je m’ébroue pour lutter contre l’humidité insidieuse qui imbibe mes fringues et me mets en marche.
J’ai déjà parcouru une dizaine de mètres lorsque j’aperçois une silhouette plantureuse se diriger vers mézigue à pas rapides. La silhouette passe devant une vitrine bien éclairée, ce qui me permet de reconnaître Charlotte. Je stoppe, content. La pépée ne m’a pas vu, car je suis dans une zone d’ombre. Pour ne pas avoir l’air de la surveiller, je me plaque sous un porche. Rien ne fout plus les pétasses en renaud que lorsqu’elles se croient observées par les jules qui gravitent autour d’elles. Soudain, une voix rompt le silence de l’avenue. Une voix d’homme qui se fait basse volontairement et qui jaillit d’une grosse Prairie en stationnement non loin de la brasserie, en bordure du trottoir d’en face.
— Hé ! Charlotte !
La môme s’arrête, indécise. La voix s’élève à nouveau :
— Charlotte !
Elle traverse la grande artère déserte et s’approche de l’auto.
Je l’entends pousser une exclamation.
— Oh ! par exemple…
Puis la portière s’ouvre, elle s’installe aux côtés du conducteur, mais la bagnole ne démarre pas… Ça discute à voix basse à l’intérieur. Je suis marron pour esgourder ! Il me faudrait un drôle d’ampli dans les éventails à libellule !
Je reste sagement sous mon porche, me demandant ce qui se passe au juste. Pas de problème, les gars, cette pétasse doit avoir une ribambelle de gnafs qui la relancent à chaque instant. L’un des soupirants a dû se sentir du vague à l’âme et du flottement dans les centres nerveux ce soir et il vient lui proposer une ascension de l’Everest vite faite sur le bord du paddock.
Mais ça ne rend pas. Elle tient à son beau baratineur (c’est de moi-même que je parle), la souris. La voilà qui redescend de l’autobus et qui se dirige vers la gare. La Prairie de l’amoureux s’éloigne. Il doit avoir la viande triste, le pauvre zig. Ça me fait presque de la peine, l’idée que je lui chipe quelques minutes de félicité…
Je quitte mon porche et, rasant les murs avec mon Philips à deux têtes, je cours jusqu’à l’esplanade de la gare. J’y parviens un peu avant Charlotte et je joue les amoureux dans l’angoisse.
— Enfin vous ! soupiré-je. J’ai eu une peur affreuse, j’ai cru que vous alliez me laisser quimper…
Mais elle paraît soucieuse… Soucieuse et autre chose aussi : méfiante. Elle n’a plus pour moi les mêmes yeux bourrés d’admiration. Elle me regarde comme on regarde un stoppeur avant de le charger. En se demandant quelles sont au juste ses intentions secrètes. Je suis sensible à ce changement de climat. Que s’est-il produit ? Le zig qui vient de la baratiner dans sa Prairie a-t-il une influence sentimentale sur elle ? S’agit-il d’un homme dont elle est amoureuse ?
Je m’efforce à l’enjouement.
— Où allons-nous, chère Grenobloise aux yeux verts ?
— Je… je m’excuse, dit-elle, mais il va falloir que je rentre chez moi…
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