— Exactement.
— Évidemment, il est inutile de vous préciser que j’étais presque en culottes courtes à cette époque et que, personnellement, je ne sais rien de positif, mais j’ai ici un gardien de la paix qui appartenait déjà à mon commissariat en 39.
Il appelle :
— Bazin !
L’endoffé avec qui j’ai eu la prise de bec de l’arrivée se pointe, troublé comme un pastis qui a reçu la pluie.
— Monsieur le commissaire ?
— Fermez la porte !
L’autre obtempère, le petit doigt sur la couture décousue de son pantalon.
— Vous étiez bien ici en 39, n’est-ce pas, Bazin ?
L’interpellé acquiesce.
— Vous rappelez-vous de l’arrestation d’un certain Auguste Viaud qui fut par la suite fusillé pour intelligence avec l’ennemi en temps de guerre ?
— Si que je m’en souviens ! tonitrue cette émouvante émanation du gâtisme. C’est moi que j’suis t’été l’appréhender avec Mathieu qu’est z’aux Mœurs à Lyon, maintenant !
Je soupire d’aise. Allons, ça continue à tourner rond.
— Racontez-moi un peu comment ça s’est passé, fais-je. Je suis très heureux, mon cher ami, de tomber sur un garçon compétent !
Mon collègue, le jeune commissaire, réprime un sourire complice cependant que le Bazin se croit obligé d’amidonner ses baffies au jus de chique.
— Les pompiers, commence-t-il, avaient z’été t’alertés par un n’habitant de l’immeuble sis 7 boulevard Rey… Ce susdit ayant z’ouï un bruit suspect avait cru z’à un début d’incendie dans les greniers. Mais lorsque les pompiers n’arrivèrent, ils se trouvèrent z’en présence d’un homme occupé à manutentionner un appareil distributeur d’ondes courtes !
Il se tait, met à l’alignement un poil rebelle de sa bacchante et contrôle le petit cinéma de sa mémoire. De toute évidence, il ne raconte pas une scène, mais récite un rapport !
Il enchaîne après s’être humecté les limaces d’un coup de langue de rouleur de cigarettes.
— Stupéfaits t’à juste titre, les pompiers nous téléphonâmes…
Je me dis que son passé simple n’est pas aussi simple qu’on le prétend. Il passe outre la grammaire et poursuit, vraiment lancé et émoustillé par cet auditoire de choix.
— Le commissaire z’en fonction t’à l’époque, un certain Laurent, nous ordonna z’à Mathieu z’et à moi-même, Bazin Émile, de nous rendre à l’adresse sus-indiquée et nous découvrèrent dans le grenier de Viaud Auguste une organisation complète de distributeur d’ondes courtes. Sans hésitation z’aucune, Mathieu z’et moi-même mirent la main t’au collet de l’individu et l’amenèrent incontinent dans la pièce z’où z’on se trouve présentement.
De la sueur perle sous son képi. Il a passé un pouce blasé dans sa ceinture et il est devenu d’un beau rouge apoplectique.
— Et z’après ? je demande.
— Le commissaire Laurent procéda t’à l’interrogatoire du suspect et le déféra z’au tribunal militaire…
— Cet interrogatoire…
— Oui ?
— Il a eu lieu en privé ?
— Comment ça ?
— Personne n’y a assisté ?
— Si…
— Qui ?
— Le commissaire et Viaud !
Ce qu’il faut de patience dans notre job ! Mon collègue pianote son buvard avec nervosité. Il aimerait pouvoir filer une tarte au brigadoche, histoire de dissiper un peu du brouillard qui flotte dans les régions désertiques de son cerveau.
— Personne d’autre ? insisté-je. Juste les deux ?
— Juste !
— Bon ! Et ensuite, il a été déféré aux autorités militaires ?
— Oui.
— Dites-moi, lorsque Viaud a été arrêté, il ne vous a rien dit ?
— Non… Il semblait péteux…
Le brigadier se reprend :
— Je veux dire couillonné !
— Il ne vous a pas demandé la permission d’adresser un message à quelqu’un ou de…
Je lis de la stupeur et de l’admiration sur le faciès de mon interlocuteur.
— Ça alors ! Mais si… Comment que vous le savez ?
Mon collègue émet des « tsst, tsst, tsst » qui rappellent le flicard aux convenances.
— Au moment où qu’on est sortis de l’immeuble, dit-il. Il a demandé la permission de se changer… Il était en pantalon et n’en veste d’intérieur…
— Vous lui avez accordé cette permission ?
— Non.
— Et le commissaire ?
— Non plus… Quand les soldats sont venus il était toujours t’habillé de la même manière…
Je me recueille.
— Bien, il a été jugé et fusillé…
— C’était pain bénit ! décrète le brigadier, se croyant autorisé à manifester une opinion pertinente.
— Vous dites ?
— C’était bien fait pour ses pieds !
— Je le crois, en effet ! Quelques mois plus tard, il y a eu l’invasion allemande… Vous n’avez pas reçu la visite d’officiers boches qui vous auraient posé des questions au sujet de Viaud ?
Une fois encore, je lui semble un surhomme, comme le gars qui enlevait son œil de verre pour épater une tribu nègre.
— Mais si !
— Et que vous ont-ils demandé ?
— À moi rien… Mais au secrétaire de police… Ils voulaient les noms de ceusses qui avaient arrêté Viaud !
— Et le secrétaire les leur a donnés ?
— Non, le commissaire Laurent, après que le tribunal militaire soit venu chercher l’espion, nous a dit d’oublier l’incendie !
— Quel incendie ?
Bazin réfléchit, tripatouille son vocabulaire.
— Je veux dire l’incident !
— Et pourquoi ?
— Il a dit comme ça que ces histoires d’espion ne regardaient pas la police et qu’elles pouvaient que nous attirer par la suite…
Je bondis :
— Ça se passait en 39 ! Et il a dit « par la suite » ?
— Oui…
Le successeur du bonhomme n’en revient pas non plus.
— Voilà qui est surprenant, balbutie-t-il.
— Alors, déclare le brigadier, on a obéi. Et on s’en est bien trouvé puisque ça nous a évité des ennuis, hein ?
— Le commissaire Laurent était présent au moment où ces officiers allemands vinrent ici ?
Il écarquille les châsses.
— Comment, vous ne savez pas ?
Que j’ignore cela, moi qui viens d’étaler tant de détails secrets, le démonte et ébranle sa foi naissante en mes dons de visionnaire.
— Le commissaire Laurent est mort le lendemain de l’arrestation de Viaud !
Quand Napoléon attend Grouchy et que Blücher se la radine, la gueule enfarinée, avec ses boy-scouts ! Quand vous préparez le porto pour accueillir votre douce amie et que c’est l’huissier qui carillonne à la lourde pour éponger votre grisbi, Napoléon et vous-même êtes un peu décontenancés… En l’occurrence, je le suis tout autant !
Cette affaire éclate dans ma vie comme une bombe atomique miniature, dévoilant au fur et à mesure qu’elle s’étale, des réactions en chaîne.
C’est harmonieux comme une dégringolade de dominos. Untel vous branche sur Machin, qui vous adresse sur Chose, qui vous aiguille sur Truc ! Du nougat ! La mère Carotier, après m’avoir mis sur la piste du commissariat et amené à connaître le surprenant Bazin, me conduit par ce chemin détourné à un nouveau mort ! Le commissaire Laurent !
Voilà un confrère dont la vie et surtout la mort m’intéressent ! Son histoire (sa dernière, du moins) est peu banale. Un jour, on amène sans qu’il s’y attende (j’insiste) un homme trouvé en train de passer des messages radio. Il a une conversation avec le suspect et le défère aux autorités militaires. Ensuite, il demande à ses hommes d’oublier l’incendie (pardon, l’incident) et meurt le lendemain.
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