On s’expédie les Bresses, plus une salade trop salée… Ajoutez un calandos en plâtre véritable, une banane triste, le tout arrosé de gros rouge, et vous aurez un bath gueuleton de cantine d’usine.
L’estom navré, je quitte la table. Ces messieurs se mettent à fumer dans les fauteuils. Duraître se met au piano (j’ai omis de vous dire qu’il y en a un, à queue, comme les langoustes) et commence à jouer du Chopin comme s’il tenait absolument à faire pleuvoir. Martine, pendant ce récital, me décroche des œillades prometteuses. Elle subit l’envoûtement de la musique ; elle vit l’instant, comme toutes les femmes. Ce sont elles qui assurent la fortune des Diarée Maréno, des Louise-Marianne Ho et autres vaselinés de la glotte. Un peu de musique au coin du feu, la fumée d’une cigarette et vous pouvez déballer votre boîte à outils pour brancher les canalisations. C’est gagné… Vive la carte-postale en couleurs !
Au bout d’une heure, au cours de laquelle ces messieurs s’emmavamaverdent avec distinction, on donne le signal du couvre-feu.
Le Prof, Martine et moi-même, souhaitons un grand bonsoir circulaire et retraversons le parc pour gagner nos bases. En cours de route, on parle du temps qu’il a fait, de celui qu’il fera et de celui qu’il aurait pu faire. Le temps est le plus beau cadeau que le Bon Dieu ait fait aux hommes en général, et aux Anglais en particulier. De quoi parlerait-on si nous existions dans un beau fixe perpétuel ? Hein, vous pouvez me le dire ? L’existence ne serait plus possible ! La civilisation ferait faillite. Il y aurait une recrudescence de criminalité. Tandis que grâce au temps on use le temps. C’est comme l’amour, on en parle pour se reposer de le faire.
Et tout le monde parle du temps, les grands hommes comme les petits, les grands artistes comme Brigitte Bardot… C’est le sujet universel. Le péché originel de la conversation. Il a ses techniciens : ceux qui trouvent les nuances, ceux qui se réfèrent à des rhumatismes, ceux qui se basent sur les baromètres (les positifs) ou le bulletin de la météo (les chimériques).
Il y a ceux qui lisent les présages dans le couchant ; ceux qui interprètent la face ahurie de la lune, ceux qui croient en leur carte-postale qui change de couleur ; ceux dont les cors au pied sont infaillibles et puis les autres… Tous les autres, vous, moi, lui et le voisin d’à-côté… qui en parlons pour en parler, parce qu’on ne sait pas quoi dire d’autre… Parce que, depuis des millénaires, depuis les cités lacustres, les Gaulois et Louis-Philippe, l’homme est enfermé entre les frontières de la pluie et du soleil, allant de l’une à l’autre avec un parapluie ou une ombrelle, avec un flacon d’ambre solaire ou un imperméable de chez C.C.C. !
Dans le hall, je remarque que le gardien de jour a laissé place à un gardien de nuit. L’homme diurne est rentré chez lui, et l’émanation de l’ombre a dressé un lit de camp en travers de la porte conduisant au laboratoire. Il fume une pipe en attendant que nous soyons de retour.
Le Professeur répond à son salut et tend la main à sa secrétaire.
— Bonne nuit, Martine…
Il me frappe sur l’épaule.
— Venez donc avec moi, mon cher, je vais vous montrer un peu ce que vous aurez à faire demain…
Je le suis docilement après avoir indiqué à la jeune fille par un regard expressif que notre séparation sera de courte durée.
Au-delà du bureau de Thibaudin se trouve le vestiaire. L’une des parois en est vitrée ainsi que m’avait prévenu le Vieux, ce qui permet de vérifier si l’un des hommes du laboratoire emporte quelque chose…
Après le vestiaire, c’est le haut-lieu, le fin des fins, l’endroit barbare où s’élabore le fruit génial issu du cerveau non moins génial de mon mentor.
Le labo occupe presque la moitié de la maison. On a abattu les cloisons constituant plusieurs pièces, de façon à n’en faire plus qu’une très vaste et on a muré les fenêtres.
Pour pénétrer dans cette salle, il n’est que la porte. Celle-ci est en fer et elle ferme par une serrure spéciale dont Thibaudin est seul à avoir la clé.
Il donne la lumière. Une clarté intense, implacable, aveuglante, éclate, ne laissant subsister aucune ombre.
— Voilà, fait le Professeur, c’est ici que ça se passe…
Je jette un regard pivotant sur les ustensiles bizarres qui encombrent cette pièce.
— Ma table de travail est au fond, me dit-il… Les autres disposent du reste…
— Et où se trouve le fameux coffre dans lequel vous logez vos formules ?
— Venez…
Je l’escorte au fond du laboratoire. Il y a au mur une sorte de bassin surmonté d’un réservoir. Sur le bassin, on lit, écrits en caractères imprimés : « EAU DISTILLEE ». Thibaudin tourne l’un des écrous fixant le réservoir contre le mur. Ensuite il tire le réservoir à lui, et j’ai la surprise de voir le récipient pivoter comme une porte, dévoilant ainsi une porte d’acier scellée dans l’épaisseur du mur. La porte est celle d’un coffre. La serrure de celui-ci est à système. Le Professeur règle les boutons moletés et la porte s’ouvre, dévoilant une cavité à peine plus grande qu’une boîte à sucre…
— Vous voyez…
J’aperçois quelques paperasses posées dans la niche.
— Je vois… Dites-moi, vous êtes certain d’être le seul à connaître le secret de l’ouverture ?
— Et pour cause, dit-il, je le change tous les jours et personne ne le sait…
Je me gratte le crâne. Cette fois, je suis au cœur d’un sacré mystère. En fait de casse-tête chinetock, on ne peut dégauchir mieux !
— Comment faites-vous pour vous rappeler la dernière combinaison, si vous en utilisez tellement ?
— J’ai une excellente mémoire…
— En effet. Mais…
— Oui…
— Vous n’avez pas un truc, enfin une sorte de pense-bête ?
Il hoche la tête.
— Si on veut. Pour éviter toute erreur, les jours pairs je me sers de chiffres, et les jours impairs de lettres…
— Ah ! voilà qui restreint quelque peu vos possibilités de confusion.
— N’est-ce pas…
— Il y a, je vois, un seul bouton, et vous avez pour ouvrir procédé à quatre changements de position…
— Exact…
— Vous ne l’avez jamais ouvert devant vos collaborateurs ?
— Jamais…
— Vous en êtes certain ?
Son regard est soudain mécontent.
— Puisque je vous l’affirme, Commissaire !
Je passe la main dans le coffre pour palper le fond de la paroi.
Il sourit.
— Vous croyez qu’on a pratiqué un trou de l’extérieur ?
— Je vérifie…
Le coffre est en acier de quinze millimètres d’épaisseur, coulé d’un bloc… Pour le percer depuis l’extérieur, ce serait un fameux travail, sans compter qu’on devrait pratiquer un trou dans le mur du pavillon…
Un moment de silence s’établit. Je suis dérouté, incommodé aussi. C’est rageant de se trouver devant un tel problème. En résumé : nous avons la preuve que quelqu’un a ouvert ce coffre, et nous ne comprenons pas comment ce quelqu’un a pu s’y prendre ! Parce que ça paraît impossible.
Préparez ma tartine au phosphore, j’arrive tout de suite !
Je touche le bras du Professeur.
— Écoutez, Professeur, nous avons les pieds sur la terre, vous et moi. Il n’existe pas de tour de magie permettant de lire une formule à travers une plaque blindée… Il faut réfléchir avec minutie. Cette formule, lorsque vous l’avez rédigée, vous n’avez pas fait de brouillon ?
Il secoue négativement sa tête grise.
— Non, Commissaire. J’ai procédé par tâtonnement. Lorsque mon expérience s’est avérée positive, j’ai écrit sur une feuille de bloc la liste des composants. Je travaillais seul, de nuit. J’ai mis la feuille dans le coffre et j’ai poussé les précautions — car je suis un maniaque du vol, m’étant fait déjà dérober des plans avant la guerre — jusqu’à détruire le bloc sur lequel j’avais écrit.
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