— Jamais personne n’a travaillé ici de nuit ?
— Jamais… Pour entrer, il faut tirer le lit du gardien, vous l’avez vu… Et il n’y a pas de fenêtres, seulement des conduits d’aération… Voilà pourquoi je suis anéanti. C’est INCROYABLE, Commissaire !
— En effet.
Il me regarde. Ses yeux intelligents fouillent le tréfonds de ma pensée.
— Vous, vous avez la possibilité de croire que je mens, ou que ma mémoire a été prise en défaut, ou que j’ai commis une imprudence… Mais moi, je suis certain du contraire, comprenez-vous ?
« Je vous le redis, j’ai une mémoire exceptionnelle. Je pourrais vous réciter par cœur tous les bouquins de chimie et de physique que j’ai potassés jusqu’à ce jour. De plus, je suis d’une prudence maladive… Vous m’entendez, Monsieur San-Antonio ? Ma-la-di-ve !
C’est la première fois que je le vois surexcité. Ça ne lui va pas. C’est l’homme du calme souverain… On dirait un vieux gamin en train de faire un caprice.
— Avez-vous parlé à vos collaborateurs de cette formule ?
— Non ! Je vous le répète, ils travaillent exactement comme des ouvriers sur une chaîne de montage. Chacun a ses fonctions… Même s’ils parlent entre eux de leurs travaux, ça ne peut fournir qu’une cohésion insuffisante. Je suis ma découverte, comprenez-vous ? Et c’est parce que je croyais en être le détenteur absolu que cette fuite m’a anéanti…
Il s’assied sur un tabouret et me regarde tristement. Soudain, je comprends que c’est un vieil homme fatigué par les travaux. Il ne méritait pas ce coup du sort.
— Refermez le coffre, M. le Professeur…
Il le referme et se met à titiller le bouton moleté.
— Quel mot de passe venez-vous de choisir ? je demande à brûle-pourpoint.
Il me regarde sans répondre, les lèvres pincées. En effet, il est méfiant, le bougre.
— Vous changerez votre combinaison après, lui dis-je… Je veux me rendre compte de quelque chose. Soyez sans crainte, c’est dans votre intérêt…
Il se détend.
— Le mot que je viens de constituer est Nana.
— C’est charmant…
Il est en train de se demander si je me fous de sa fiole, mais je ne lui laisse pas le temps de cultiver ses complexes.
— Et celui d’hier ?
— C’était un nombre : 1683 !
— Mort de Colbert, fais-je aussitôt…
Il éclate de rire.
— Je n’avais pas songé à cela, mais dites donc, on est fort en histoire dans vos services…
— Simple réminiscence scolaire. Et puis, j’ai toujours eu de la sympathie pour Colbert, à cause, je pense, de la dame qui s’était mise à genoux devant lui. Ça frappe l’imagination des enfants. Ensuite ils grandissent et ils mesurent mieux la valeur du geste…
Je l’amuse. Ça crée une heureuse détente…
— Poursuivons la remontée dans le temps, Professeur. La combinaison d’avant-hier, s’il vous plaît ?
— HUGO.
— Et celle qui la précédait ?
— 0001.
— Comme Balzac ?
Il ne pige pas, n’allant jamais au cinoche.
Je me suis livré à ce petit test pour deux raisons, les gars : primo, j’ai voulu m’assurer de la mémoire prétendue infaillible du bonhomme, deuxio je voulais voir quelle sorte de combinaison il fait. Je m’aperçois qu’il compose des nombres au hasard, mais des mots cohérents. C’est humain, il a dû épuiser au début les dates connues de l’histoire, seulement il continue à chercher des mots de quatre lettres… Il faudra que je voie ça de plus près.
— Eh bien ! ce sera tout pour l’instant, Monsieur Thibaudin, allons nous coucher…
Il hoche la tête.
— Vous avez une idée quelconque sur notre énigme ?
— Pas la moindre. C’est le genre de devinette qu’on trouve avec un certain recul.
Nous quittons le laboratoire. Il ferme la porte à clé et dit au gardien de reprendre sa faction.
Arrivé à son étage, il me tend la main.
— Mon sort est entre vos mains, mon cher ami.
— Ayez confiance, Professeur. Il n’existe pas de mystères… Mais des illusions passagères…
Je monte jusqu’à ma carrée, je me donne un coup de peigne et, mes targettes à la pogne, je pars en exploration vers la piaule de la gentille Martine.
Je fais toc-toc à sa porte. Elle demande « qui est làga ? » tout comme la grande vioque du petit chaperon rouquinos, et courageusement j’avoue être le grand méchant loup.
Elle délourde sans plus attendre, au péril de sa vie et je me glisse dans sa carrée.
La petite déesse a noué un bath ruban bleu, façon Queen Mary, dans ses tifs, et elle a changé sa tenue de travail contre un pyjama de conception flibustière, qui lui dénude les mollets et dont la veste est une casaque (si j’ose dire) assez ample pour permettre à la main de l’homme de s’y aventurer.
Un délicat abat-jour en soie répand une lumière orangée très tango-dans-vos-bras. J’avise la bouteille de cassis et deux petits verres sur la table.
— Vous avez une chambre ravissante, apprécié-je… Je parie que c’est la seule pièce habitable dans ce pavillon.
— Certainement. Je l’ai arrangée comme j’ai pu, avec les moyens du bord…
— Le Vieux vous défend de loger en ville ?
— C’est un inquiet, il veut tout son monde à portée de la voix !
Elle me montre un téléphone intérieur installé à la tête de son lit.
— Si je vous disais qu’il lui arrive de m’appeler en pleine nuit pour copier des notes ?
Je dresse l’oreille façon Pluto.
— Des notes concernant son travail ?
— Enfin, celui de ses aides…
Tout en parlant, elle a empli deux minuscules verres à liqueur de sa fameuse crème de cassis. À dire vrai, je préférerais un coup de gnole, mais comme se plaît à dire Félicie, ma brave femme de mère : « À cheval donné on ne regarde pas la dent ».
Martine me désigne une chaise tapissée de velours grenat. On dirait un prie-Dieu et on a plus envie de s’y agenouiller que de s’y asseoir.
Je saisis le livre qu’elle avait posé dessus et je lui donne mon postère en guise de remplaçant.
Je bigle le titre du bouquin : « Le Mystère Jeanne d’Arc ». Lecture élevée, est-ce que je serais tombé sur une intellectuelle ? C’est la fin des haricots ! Dès qu’une bonne femme a lu l’Émile elle se prend pour une littéraire et elle vous fait tartir avec Pascal [20] Lequel, entre nous soit dit, aurait pu garder ses pensées pour lui.
, et toute la clique des grands bocaux qui ont perturbé l’intellect des gens au lieu de leur écrire des œuvres divertissantes telles que « J’ai fait mon chemin, ou les mémoires d’un suppositoire » ou « Les quenouilles en bâton ».
— Tiens, fais-je, montrant sa vie de Jeanne d’Arc, vous vous intéressez aux grandes pages de l’histoire ?
— Oh non, c’est un bouquin qui se trouvait ici, je n’ai jamais pu aller plus loin que la quinzième page !
À la bonne heure !
— Ça ne vous botte pas, la vie édifiante de notre Sainte nationale ?
— Si, au cinéma, et encore lorsque ce sont les Américains qui ont fait le film.
Elle me plaît, cette souris blonde. Je suis prêt à vous parier un chien de fusil contre un chien de ma chienne, qu’on va devenir une paire de bons petits camarades, elle et moi.
— En ce qui me concerne, fais-je, tout ce que je sais d’elle, c’est qu’elle était pucelle et combustible…
— Je me demande comment elle a fait pour rester pucelle au milieu de tous ces guerriers !
— Comme vous pour le rester au milieu de tous vos savants !
Elle prend un fou-rire carabiné.
— Vous avez vu les binettes qu’ils ont ?
— Oui, ils font un peu sinistre ; sur le plan copain, comment sont-ils ?
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