La gosse exprime son enthousiasme en français, en suisse et avec sa propre langue. C’est du délire. La Chevauchée Fantastique, à prix de faveur ! Cap Kennedy pour toutes les bourses ! Un récital de grincements de dents ! Et puis le silence revient. La paix des profondeurs.
Il est de courte durée. À peine avons-nous remis un peu d’ordre dans notre âme et notre toilette qu’on fait toc-toc à la lourde. Ma première pensée est pour Bérurier. Le Gravos doit en avoir quine de se geler les noix sous la tonnelle. Il vient m’apporter son cahier de revendications. Nathalia s’est dressée : hagarde.
— Mon Dieu ! balbutie-t-elle.
Je vais lui demander le pourquoi du comment du truc lorsqu’une voix d’homme lance quelque chose que je ne pige pas car c’est du pleurésien.
La panique se lit sur le visage de la môme. Elle mate autour d’elle comme si elle espérait voir déboucher dans la piaule ce fameux tunnel sous la Manche que nos amis anglais sont si pressés de percer.
Puis, prenant à deux mains une décision extrême, elle me pousse en direction de la salle de bains et referme la porte.
J’attends, dans l’obscurité la plus intégrale, la suite des événements. Pourtant, une lueur perce dans la touffeur de mon bocal Le San-Antonio joli n’est pas tombé de la dernière pluie, comme on dit à Brest ; il commence à piger que le monsieur qui vient de faire toc-toc à la lourde, c’est le Julot attitré de Mademoiselle. Il a aperçu de la lumière à travers les frondaisons et il est venu voir ce qu’il en était. Ça risque de faire la bath fiesta dans le quartier. Si jamais le scandale éclate, je vais me trouver dans une position fâcheuse.
En attendant, on dirait que ça ne se passe pas trop mal. Je perçois vaguement un chuchotement. Puis le chuchotement cesse et le silence s’établit.
Est-ce que l’arrivant intempestif prendrait sa part de félicité, lui aussi ?
Je patiente encore un chouïa. J’ai beau tendre l’oreille, je ne distingue pas le moindre bruit. À mon avis, la môme Nathalia, rusée comme le sont toutes les nanas, est parvenue à entraîner le fâcheux. Elle me laisse le champ libre. S’agit de mettre les voiles en douceur.
Avec d’infinies précautions je tourne le loquet de la porte. Ça me prend cinq minutes car j’opère millimètre par millimètre. Enfin j’écarte le panneau. La chambre est vide en effet. La voie est libre.
Je sors carrément de la salle de bains et je m’apprête à gagner la sortie en souplesse lorsque je stoppe, pétrifié, au milieu de la chambre.
Son Excellence Tulacomak gît sur le plancher, juste derrière le canapé. Il a un poignard dans le placard. Un beau poignard maltais qui, dix minutes plus tôt, décorait le mur au-dessus de la commode.
Je me penche sur l’ambassadeur. Il est tellement mort qu’à côté de lui, le sarcophage de Ramsès II aurait l’air d’un boute-en-train. La Nathalia ne l’a pas raté. Droit au cœur ! Comme pour le maréchal Ney ! Mais c’est Tulacomak qui en fait un drôle (de Ney).
Monsieur l’ambassadeur avait troqué sa pelure de cérémonie contre une robe de chambre en satin pourpre. Est-ce que par hasard il aurait entretenu des relations ex-diplomatiques avec sa secrétaire, ce Pleurésien de malheur ?
Ça me paraît probable. Il est venu la retrouver dans leur bonbonnière pour lui jouer la Main à la valise diplomatique ; et la gosse, perdant tout contrôle, se l’est poinçonné avec le couteau maltais.
Nous voilà dans de beaux draps !
Je sors pour récupérer Béru. Le Gros roupille dans la balancelle à s’en faire éclater les sinus. Je le secoue. Il éternue, se réveille et me demande ce qui se passe.
— Il se passe des drôles de choses, Gros. Amène ton lard…
Je le mets rapidos au parfum des ultimes événements.
— Eh ben, mon pote, rouscaille le Démesuré, t’en fais de belles !
Je ne réponds pas. Je suis très accablé en effet. Car me voici embarqué dans un sacré pastis. Nous ne sommes pas en France, est-il bon de vous le rappeler, et même pas en Suisse, une ambassade étant considérée comme une parcelle du pays qu’elle représente.
— Vous allez me dire que nous n’avons plus qu’à calter, Béru et ma pomme.
O.K.
Seulement quand on découvrira le cadavre de Tulacomak, il y aura une enquête soi-soi. La môme Nathalia se mettra à table ; peut-être même me mettra-t-elle le meurtre sur le dossard ?
Comme pour me donner raison, je vois des lumières qui s’éclairent, dans la façade de l’ambassade, à l’autre bout du parc. Cette peau d’hareng me fait porter le bada.
— Qu’est-ce qu’on maquille ! beugle le Gros qui se sent pâlichon des mollets, lui aussi.
Vous le savez, morceau de loques, quand ça barde vraiment, San-Antonio est là.
Je désigne une petite porte à Béru.
— Passe par ici, Gros. Notre bagnole-radio est restée sur place. Va la chercher ! Pendant ce temps, moi, je vais évacuer Monsieur de son territoire, c’est la première chose à faire…
Béru ne se perd pas en protestations. Il file, recta, dans son bel habit fripé qui lui donne l’air d’un pingouin en deuil.
Je rentre dans le nid d’amour. Je cramponne un peignoir de bain, je roule l’Excellence dedans en lui laissant le poignard dans le palpitant. J’éteins tout et je charge Tulacomak sur mes robustes épaules.
Ensuite de quoi je me trisse par la petite porte. Il est temps. J’entends des voix dans le parc. Des gens radinent.
Un qui sait se manier le panier quand c’est nécessaire, c’est mon cher Bérurier. Je le chahute, mais je l’adore, le Gros. Il est tellement efficace ! Combien de fois déjà m’a-t-il guidé pour me sortir du merdier !
Il radine déjà avec notre chignole, tous phares éteints. Il quitte son siège en voltige, sans couper le moteur, ouvre la portière arrière et m’aide à cloquer l’Excellente Excellence sur le plancher de la 15 six.
Nous redémarrons à fond de ballon. C’est Béru qui tient le manche et il joue les Stirling Moss ! On prend une avenue qui descend ; on traverse un point (sur l’Aar), on remonte une côte et, au bout de dix minuscules minutes, on se trouve en pleine cambrousse, non loin d’une ferme où des vaches insomniaques mugissent leur nostalgie des passages à niveau.
— Alors ? demande le Gros.
Je lui désigne un petit chemin bordé d’arbres.
— Gare-toi là, je vais essayer d’avoir Paris.
Je monte l’antenne de secours pour plus de sécurité et je sonne Paname. Ça rend. La réception n’est pas impec, mais elle est audible.
Je me fais passer le service du Vieux. Le planton m’apprend que le Boss est dans les bras de l’Orfèvre. Qu’à cela ne tienne, j’insiste pour qu’on le réveille. Une ligne particulière unit son domicile au burlingue, ce qui simplifie the question.
Bref, en moins de temps qu’il n’en faut à une dame de Pigalle pour secouer le larfeuil d’un maquignon saoul, j’obtiens le dirlo.
On l’a affranchi que c’était moi. Il fait sèchement :
— J’écoute !
Je ne sais pas par quel bout commencer.
— Nous sommes à Berne, monsieur le directeur… Il s’est passé des événements… heu… fâcheux, qui seraient trop longs à vous expliquer. Bref, Tulacomak est mort.
— De mort violente ? questionne toujours aussi froidement le patron.
— Tout ce qu’il y a de plus violente !
— Vous ?
— Non, mais tout pourrait le faire croire…
— Où êtes-vous ?
— En voiture. Il est à l’arrière…
Un silence plus tendu qu’une corde de violon ou que la peau du ventre de Gabriello.
— Écoutez-moi, mon cher. Débrouillez-vous comme vous l’entendrez, mais il ne faut pas qu’on retrouve le défunt.
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