Je porte sa main potelée à mes lèvres.
— Mais je sais que tu es belle en dessous. Faudrait te gratter le saindoux pour aller te récupérer, ma poule.
Je me tais. Du chaud me dégouline sur la devanture. Mince, voilà que je chiale, dites ! Est-ce bête ! Moi, le dur. L’invincible San-A. Le cynique ! Le gouailleur ! Des larmes ! Des vraies ! De tendresse humaine, de compassion ! De prise de conscience, quoi ! Prendre conscience, c’est pleurer sur l’homme. Voilà, je pleure sur notre misère à tous.
Et brusquement il arrive un truc, mes pauvres canards, qui ferait passer un frisson d’incrédulité dans la foule de Fatima.
Natacha prend mon menton à deux mains, comme on le voit faire au cinéma par les héroïnes s’apprêtant à baiser les lèvres du héros.
Elle parle !
PAS EN RUSSE : EN FRANÇAIS !
Et elle dit textuellement ceci :
— Hélas ! voici que nous devons embrasser le contraire de la vérité, ce n’est qu’à présent que l’erreur devient mensonge.
L’aphorisme de Nietzsche annoncé par le mystérieux vieillard aux lunettes en glace, Samuel, l’homme qui m’a envoyé chercher au « Grand Cerf » pour m’apprendre que quelqu’un me contacterait en Russie et que je devrais lui obéir aveuglément. Plus vous serez docile, mieux vous vous en trouverez ! m’avait-il affirmé !
Tellement d’événements se sont déroulés depuis lors que je n’y ai plus repensé. Or voici que la chose a eu lieu. Le quelqu’un s’est manifesté, et ce quelqu’un n’est autre que Natacha Bofstrogonoff, épouse San-Antonio !
L’agent secret, c’est ma propre femme !
Si après un coup de théâtre pareil vous trouvez qu’il ne se passe rien dans mes livres, faut tout de suite prendre rembour chez un nœud-rologue, mes bougres, ou alors vous faire enlever le foie car ça proviendrait d’une remontée de bile qui vous noierait le cerveau.
XXXI
VENDREDI 14 H 35
(À MOINS QUE JE NE RETARDE !)
On est peu de chose dans ces cas-là !
Les plus malins deviennent instantanément rabougris du bulbe. Votre pensarde se fripe. Votre entendement fait le serpentin.
Vous ouvrez les yeux, la bouche et l’anus.
Vous bavez !
Vous exhalez des soupirs qui ressemblent à des borborygmes.
Votre sang se retire. Vous voilà la gueule à marée basse.
Le comment je réagis, pas mèche de vous le rapporter ici. Ou alors en vrac, au pif, au jugé.
Je crois que je m’exclame : « Tu parles français ! »
Oui, il me semble que ça débute par cette incrédulation, ma stupeur. Et puis je demande quelque chose dans le genre « Quel être es-tu ? » En moins pompeux, en style plus parlé ! Kiktédonk ?
— Peu importe, répond-elle, là n’est pas la question. Il faut que nous sortions d’ici.
Un changement radical (aurait dit M. Chaban-Delmas jadis) vient de s’opérer en elle. Oh, certes, c’est toujours une grosse fille dodue, mais son regard flamboie. Le courant passe. Elle a allumé ses yeux et on y voit déferler des tripotées de kilowatts bourrés d’ampères, de volts et de tout ce qui permet à la fée électricité d’accomplir ses miracles.
— Du camp ? je balbutie.
— Auparavant, de ce local !
Franchement, elle cause français mieux que vous et presque aussi bien que moi, cette gonzesse ! Ah ! comment elle nous a berlurés, tous ! Empaquetés dans du faf à chiotte ! Roulés dans la fleur de farine pour mieux nous déguiser en crêpes !
Oui, tous : Anastasia en tête ! Et Birthday ! Et Béru ! Sans oublier, bien entendu, votre cher San-A., qui vous aime tant, mes belles demoiselles.
— Ils nous ont bouclés à clé, reprend-elle, la serrure est rébarbative et il n’y a pas de fenêtre.
Le local, je le précise pour vos lecteurs, est éclairé par un globe électrique.
— Où voulez-vous aller ? je lui demande.
Elle me sourit.
— Vous pouvez continuer de tutoyer votre grosse conne, mon cher mari, je ne m’en formaliserai pas.
Puis, répondant à ma question :
— J’ai besoin de me rendre dans le local où sont empilés les soldats morts.
— Pour quoi y faire, Natacha ?
— Vous le verrez bien.
J’essaie de glisser la main dans ma poche revolver gauche, mais mon pouce enflé et à vif ne me permet pas d’achever ce geste.
— Tiens, prends l’objet métallique qui se trouve dans cette poche et passe-le-moi.
Vous l’avez compris, c’est mon « sésame » que je réclame. L’inséparable instrument auquel les portes ne résistent pas davantage que les femmes à mon charme (si je continue, c’est les chevilles que j’aurais d’enflées).
En un tout petit peu moins de pas longtemps, l’huis s’entrouvre. Je suis devenu l’assistant de celle que je prenais pour la plus sombre des truffes, pour la plus épaisse des gourdes et la moins intelligente des glandues. Je guette ses faits et gestes comme l’assistant d’un chirurgien surveille ceux de son grand patron. J’attend ses ordres. Elle me subjugue, Natacha. Qui est-elle ? Que mijote-t-elle ? Mystère. Je suis grisé par la renversée fabuleuse. Au lieu de sortir, elle demande :
— Depuis notre arrivée, il est question d’un laboratoire qu’on devait mettre à la disposition de Bofstrogonoff, savez-vous où il se trouve ?
— Absolument pas !
— Alors cherchez-le !
La voix est devenue autoritaire, le ton péremptoire, l’inflexion sans réplique et l’œil déterminé.
Et le plus poilant, c’est que j’obéis sans rechigner ni risquer la moindre objection. Je suis son serf, son valet, son moujik. Me v’là parti à travers la base, grelottant comme un fanion au sommet de sa hampe car je n’ai rien à me filer sur le râble, avec pour seul but : dégauchir le labo.
Paumé dans l’immensité du camp, à la merci d’une interpellation, je ne sais trop où porter mes pas. C’est alors que j’avise le mec qui bouquinait des libidiniaiseries américaines la veille. Il va à grandes enjambées, en coltinant un appareil bizarre, plein de cadrans et de fils.
Mes amis, rappelez-vous toujours ce que je vais vous causer : quand on n’a pas la conscience tranquille, le plus sage est de se comporter exactement comme si on l’avait. Lorsque vous êtes en infraction, au lieu de fuir les matuches, demandez-leur plutôt votre chemin, ça les désarme.
— Hello, vieux !
Il me coule un œil importuné, tout en continuant d’arpenter.
— Il est marrant, le colonel, dis-je, il me dit d’aller au laboratoire sans me préciser où celui-ci se trouve.
— O.K., suivez-moi, j’y vais.
J’aligne mon compas sur le sien.
— À quoi ça sert, ce truc ? je demande en lui montrant l’appareil qu’il coltine.
— À rendre les gens raisonnables, répond-il de façon fort énigmatique.
— Mais encore, vieux ?
Il se marre.
— Quand j’aurai remplacé les accus de ce foutu bouzin, il suffira de coller cette fiche dans le cul d’un type pour lui donner envie de raconter des tas de choses, vous voyez ce que je veux dire, vieux ?
— Pourquoi pas le lui brancher dans la bouche, vieux, ce serait plus correct, surtout en société, non ?
— Réfléchissez, vieux, si on lui file ça dans le bec, il peut plus parler. Ce bazar est très efficace, seulement il se décharge vite !
— Vous allez vous en servir maintenant, vieux ?
— Ouais, le chef l’attend… Il vient d’entreprendre un gros type sur lequel mon appareil doit obtenir du rendement.
Nous arrivons au labo, lequel est situé à huit baraquements de notre nouvelle geôle.
L’amateur de rousses-en-couleurs-et-non-épilées se baisse et appuie sur un commutateur astucieusement logé dans un nœud du bois. Une veine que je sois tombé sur lui, car la porte n’ayant pas de serrure, j’aurais été drôlement bourru pour pénétrer dans ce lieu sacro-saint.
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