Une ravissante petite fille d’une douzaine damnée, brune, avec un menu tatouage au milieu du front et des voiles arachnéens en guise de robe, est lovée craintivement sur une pile de coussins.
— Qu’elle est mignonne ! s’écrie Béru-France. Et toute farouche, comme une biche qui aboie. C’est ta gamine, cousin ?
Béru-Iraq a récupéré.
— Ma femme ! répond-il en français.
— Y cause françouze ! trépigne le Gros. Ah, je savais qu’un Bérurier, il a beau quitter le sol naval, il emporte toujours sa langue à la semelle de ses souliers.
Puis, sollicité par le gracieux spectacle de la petite dans ses voiles, fasciné par le regard de braise et les longs cils langoureux de l’adolescente, il déclare :
— Ta femme ! Ben, mon pote, t’espédies le bouchon à dache, toi ! Grimper une colombe de c’t’âge-là c’est culotté. T’as pas peur de te faire coffrer par les mœurs pour détournage de mineuse ?
Dépassé par ce verbiage, le suifeux se contente de branler le chef.
— T’es né en France ? demande Béru-Paname.
Béru-Bagdoche secoue négativement la tête.
— Je suis d’ici ! Mais mon père, oui.
Son français est aigu, mal fagoté.
— Il était de Saint-Locdu-le-Vieux ?
— Yes… He was… Je veux dire : oui ! Sîne-Locédou-el-Viot !
— T’as à faire, côté prononciation, pour t’aligner sur le diapason, reproche mon compère. C’t’accent qu’t’as écopé chez les Arbis, mon pote ! Tu parles le français à la manière d’un perroquet qu’aurait l’accent anglais. Et encore : pas çui d’Os Fort. Et y se prénommait how, your pater, mi déhar ?
— Eloi !
— Merde : le cousin germain à mon Vieux ! J’savais qu’on était apparentés ! Eloi ! Il était apprenti orfèvre au chef-lieu, hein ?
— En effet, répond Béru-Moyen-Orient, de plus en plus rasséréné.
— J’ai jamais connu ton dabe, vu que j’étais pas né quand il a canné…
Sa Majesté fronce ses rides frontales. On poserait un petit bateau de papier dessus, vous jureriez la mer par gros temps.
— Mais dis-voir, ton père, il avait disparu pendant la quatorzedixhuit, aux Dardanelles. On l’a porté mortibus. Y’a son blaze sur le monument aux morts de Saint-Locdu. J’en sais quéque chose, aux z’onze novembre c’est moi que je récitais la liste.
— Il n’est pas mort à la guerre, il avait déserté, révèle placidement Bérurier-Bords du Tigre. Son adjudant le faisait chier, c’est le mot que mon père répétait toujours. Je n’ai jamais su quoi cela voulait dire.
Béru-Bords-de-Seine pousse une exclamation agonique.
— Déserté ! Un Bérurier !
— Oui. Il est passé en Turquie. Puis, de là en Irak où il s’est lancé dans le commerce des tapis. Il a marié « des » irakiennes et je suis né.
Le Gravos est tout déconfit.
— Un daron déserteur et une épouse mineuse, y’a du jeu dans la boîte à vitesses de ton pedigree, cousin ! déclare-t-il sombrement. Enfin, les choses étant ce caleçon, j’ai pas à m’mêler de tes bidons. Faut croire qu’il avait gardé la nostalgie de chez nous, ta vieille guenille de père, puisqu’il t’a donné, comme on m’a donné à moi, les prénoms de notre arrière-grand-vioque qu’a été fait caporal à titre postscriptum devant Sedan. Car tu t’appelles bien Alexandre-Benoît, non ?
— Pas du tout !
Mon camarade d’épopée se renferme.
— Alors ça veut dire quoi t’est-ce, A-B ?
Akel-Brâkmâr, répond Bérurier-Asie, mon vénéré père s’était fait naturaliser Irakien.
— Le bouquet ! soupire Béru. Enfin, tu vas tout de même nous arracher à la mélasse. Sana, expliques-y ce dont on espère de lui pendant qu’il va nous faire servir à croquer par sa mutine. Car j’espère que t’as de quoi morfiler, cousin ?
— Jé pas comprendre, murmura Béru-Salamalecs.
— On veut manger ! Miam-miam ! Et puis boire ! Pinard ! Piccolo ! Gros rouge ! Vinasse ! Picrate ! Tu see ? Mascara ! Beaujolpif-village ! Bercy ! Un drinque ! Du vin, quoi, merde !
L’autre prend un air horrifié.
— N’ai pas de vin. Je suis mousoulman !
Le Béru-Europe en perd son râtelier.
— Musulman ! Je te jure ! Mais y sont devenus dingues dans c’te branche de la famille ! Complètement carbonisés de la coiffe ! Le cervelet tourné en sirop ! Les cellules adipeuses ! Musulman, un Bérurier made in Saint-Locdu-le-Vioque ! Je raconterais ça au village, on me rirait au pif ! On me députerait cinnoqué à fond ! Musulman ! Toi que ton père a fait sa première communion avec le mien ! J’serais peau de vache, j’écrirais au pape pour te faire excommuniquer ! Ça t’apprendrait ! Ah, nom d’Dieu, la bouille qu’y doivent faire, les aïeuls, là-haut ! Et puis c’est comme pas de vin. Jamais au grand jamais un Béru a manqué de rouquin, Mec. Un Bérurier sans picrate c’est comme une bagnole sans volant ! Pas de vin ! Après toutes ses générations de francs-licheurs !
Le Gros se met à chialer sans pour autant cesser de vilipender son parent.
— Pas de vin ! Y m’fera crever d’honte, ce tordu ! Si je te disais, tu sais de quoi qu’il est mort, ton propre grand-père ? D’une cirrhose ! D’une vraie, avec un foie moins gros qu’une noix et plus dur qu’un caillou gelé ! Et not’ arrière-grand-père, hein, espèce de faux-Béru de contrebande ? Disparu il était ! Tout un hiver. On l’a retrouvé à la fin mars, lors de la fonte des neiges. Trop blindé en revenant de la foire, y s’était écroulé dans un fossé, en pleine tempête. Alors ces braves gens auraient sacrifié leur vie au service du vin pour qu’un de leurs rejetons se fisse musulman et liche de la flotte ! Des hommes exemplaires que tout le canton cause encore d’eux, aux veillées ! Tiens, mate mon front : rouge d’humiliation ! J’en ai la peau des c… flétrie. Plein de désespoirs dans la vessie ! Musulman ! D’y songer ça me fout la fièvre ! Un Bérurier qui lit sa messe dans le Coran ! Et il prie Allah, hein, je parie ? Mais bien sûr, pourquoi qu’y s’gênerait ! Un bon Dieu en chéchia ! Allah ! Ah, lala ! Y’a des coups de pompe pontificale au cul qui se perdent !
J’essaie d’endiguer la colère d’Alexandre-Benoît.
— Calme-toi, on ne va pas rouvrir le chapitre des guerres de religion, bonhomme ! Tous les chemins mènent au ciel !
— Tu veux faire la route sans ta gourde de pinard, toi ? objecte-t-il sombrement. Enfin, est-ce qu’il a seulement un petit frichti à nous coller sous la chaille ? Pas de lard, œuf corse, le jambonneau chez Plumeau ? Musulman comme il est, tu penses… On peut manger, chez toi, cousin ?
— Maintenant ! s’effare le Bérurier-Islamique.
— Me dis pas qu’a des heures de bouffe et qu’vous êtes en période de ramdam !
— Non… Mais…
— Mais quoi ? s’impatiente le Monumental.
— Je ne pourrais vous servir qu’un repas froid !
Le mot repas apaise comme par enchantement mon ami. C’est la pluie qui abat le grand vent.
— On t’en tiendra pas vigueur, promet-il. On sait ce que c’est d’arriver chez le monde à l’improvise. Bon, un repas, froid ou pas, c’t’un repas, hein ? L’essentiel est qu’il soye copieux. Tu sais, cousin, les renards mangent froid tout l’hiver, c’est pas ce qui leur empêche d’avoir une belle queue !
Je raffole du mouton.
Mais le mouton, quand il est servi froid et qu’il pue le bouc négligé, ça vous pousse au jeûne.
Je me contente de galettes de pain et de lait caillé tandis que Bérurier-Chrétienté nettoie la bidoche avec ce bel appétit en comparaison duquel un loup affamé a l’air de chipoter.
On explique au cousin nos avatars. On lui dit la vérité parce que c’est ce qu’il y a de plus facile et de plus convaincant. Il écoute, les yeux à demi fermés, l’air impassible. Tout en parlant je file des œillades assassines à la petite moukère.
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