— Que veux-tu que je lui raconte ? On est réputés Israéliens et ils vont nous incendier comme un tas d’ordures dans une décharge publique. Le moyen de leur prouver le contraire, hein ?
— Le moyen ? ronronne le Gros albatros que ses méninges de géant empêchent de penser. Le moyen ! J’le tiens à sa disposition, le moyen ! Hé, mon caporal ! fait le Monstrueux en s’adressant à l’officier. Puisque you gounod spique français, it is moi que je vas vous blablater in inglish, you scie ?
« Aïe canne tout prouver for you que oui arrhes not trépaned of the glandu. Oui arrhes… pardon : ouïe art aryens, tout c’qu’a de bon à rien. Plisse, volume détacher the pognes fort juste un moment. Ouane minute nonne lit sera toubib suffisant. Allons, couic ! Pronto ! Fissa, mec. Manie-toi la jugulaire ! »
Il s’est tant agité en parlant qu’il est parvenu à se dégager un bras et les Irakiens se livrent à de tels efforts pour essayer de piger son anglais qu’ils n’interviennent pas tout de suite. Béru a un geste rapide pour déverrouiller la braguette du futal que lui a prêté son ordure de cousin, la veille. D’un second geste, non moins rapide, il se déballe Coquette et l’exhibe (pardon, l’exobe) complaisamment en la faisant sautiller sur sa main, comme un boucher flatte une escalope sous les yeux d’une clientèle hésitante.
— Louquez un brin the marchandise, gentelmants. You havre déjà scie des commaks ? Et le coup of sécateur, il est where is, hmm ? Non, but louquez of mort près. Y vient d’la rue des Rosiers, ce panais, p’t-être ? V’s’avez déjà vu un pareil chibroc sculpté dans la masse sortir du bénard d’un rabbin, vous autres ? On l’a scalpé, le Mohican d’Alexandre-Benoît sur les fonts bas-tisse-mot de l’église Saint-Locdu, mes mecs ! Mon parrain y s’appelait pas Isaac, mais Jacob ! J’ai un chauve à col roulé, moi, mes aminches. Mon emballage est consigné. J’ai pas largué mon amarre ; le parcours reste balisé pour la menteuse des friponnes.
Dans sa verve, il s’est mis à jacter français. Il s’en aperçoit et reprend vite son self-control avant d’ajouter :
— Maintenant, you canne loquet the gourdin œuf mon pote. It mérite the spectacle itou. Un véry Nice bibelot de musée-homme. Kif-kif mézig, il trimbale de l’article of Paris, San-A. ! Du surchoix, estra comestible. Une trique de seigneur ! Du tringlard de pur-sang ! Ho là là, c’t’outil de précision, Maâme ! Ce modèle grand tourisme, non décapotable ! Ce vibrator à tête chercheuse ! Regardez, je vous dis ! Regardez-y son m’sieur Zibus, à mon ami, manière de vous offrir des angoisses. Afteur avoir tout loquet vous oserez plus déballer vos tâte-mottes à vos bergères. Vous charrierez des complexes à bominable. Démoralisés à vie, vous serez !
Débordés par ce torrent de paroles, et intimidés par l’intensité du spectacle, les trois Irakiens se penchent sur l’appendice béruréen et le considèrent d’un regard surpris.
— Eh ben ? les apostrophe Alexandrovitch-Bénito d’un air sardonique, c’est le braquezing à m’sieur Lévy, ça ? Hmm ! Ç’a été bricolé au ciseau à broder, dites voir ? On l’a trépané à la Cinna-gogue, selon vous ? Non, mais causez ? Répondez !
« Bon, on vous prouve qu’on n’est pas juifs, à présent on va vous prouver qu’on est authentiquement françouzes. Je peux vous faire une mayonnaise, une béarnaise, un coq au vin, un bœuf miroton, une escalope de veau pas né, des moules marinières, des saucisses au chou, des crêpes suzette, des cuisses de grenouilles à la provençale. Je peux vous chanter la Madelon, les Matelassiers, le P’tit Quinquin, les Trois Orfèvres, la Digue du cul, Petit Papa Noël, la Marseillaise, O Solé mio, Maréchal nous voilà, Paris c’t’une blonde, l’Hirondelle from the faubourg, Nini peau-de-chien, Tristesse-de-Chopin, Fascination, la Messe, brèfle, tout le faut-le-clore français ! Je peux vous montrer, si vous m’offriez la participation d’une gonzesse, les grandes passes de l’amour parisien, depuis « L’œil dans le compas », jusqu’à la « Bicyclette sans selle », en passant par : « Tousse pas, avale ! » Mes officiers, sous-officiers et civils, être français c’est facile à prouver pour un homme qu’a un peu de temps et une femme et une cuisine à sa disposance. »
Me reste plus qu’à traduire !
Je le fais, en y ajoutant ma verve et mes arguments. Ils m’écoutent et finissent par me demander de prouver à mon tour, et de la même manière que le Gros, ma qualité (mais en est-ce bien une ?) de non-juif.
Dans la vie, mes amis, l’essentiel est de tenir en main son auditoire par tous les moyens. Jusqu’à l’initiative du Gros, les trois Irakiens nous considéraient comme des pestiférés à transformer d’urgence en oxyde de carbone. Ils ne nous écoutaient pas, raillaient nos protestations, se gaussaient de nos souffrances, guettaient nos affres. Nous étions condamnés. Déjà en cours d’exécution ! Socialement morts ! Je crois sincèrement que si tant et tant de forfaits furent commis dans l’histoire (navrante) de l’humanité, c’est parce qu’à partir du moment où un individu ne peut plus se permettre d’être un opposant, il devient rapidement une victime. La faiblesse excite la force car elle est pornographique.
À présent, le charme morbide est rompu chez nos trois tourmenteurs. Le sexe de Bérurier s’est dressé au milieu de leur délectation comme un étendard (qui n’est pas sans gland). Or, le conquérant est toujours sensibilisé par l’étendard. Les victoires se concrétisent immanquablement par un chiffon. Tiens, je te prends les Ricains astronomes, for exemple. Quel fut leur premier geste en débarquant sur la Lune ? Y planter un drapeau ! Ils venaient de parer au plus pressé. Y’aurait à débloquer là-dessus. Et sur tant et tant d’autres choses connes qui si on le faisait, on se retrouverait rapidos en maison de repos, parmi les neuneus dépressifs. Remarquez, on pourrait enfin causer entre gens de mauvaise compagnie.
Pourquoi qu’on le verrouille, un désespéré ? Hein ? Je vais vous l’annoncer : parce qu’il découvre la vie telle qu’elle est, LUI, et qu’il le dit, et qu’il se comporte comme un mec ayant bien pigé le système affreux.
Seulement il est intolérable d’y voir clair. Le désespéré, ou le dépressé-nerveux, il sait avec force l’évidence. La mort inéluctable pour tous, la faillite de tout, les détresses, les chagrins, les misères, la connerie, la vachardise universelle, les salauds partout embusqués, les accidents perfides, les gosses trop battus, les femmes trop seules, les vieillards trop vieux. Rien lui échappe ; il pige en bloc le topo. Alors il se prend la tronche à deux mains et il Chiale de frousse, d’angoisse, de faiblesse. Dare-dare le bon monde accourt pour le dissuader de ces vérités gênantes. Piquouses, repos, tranquillisants. On lui insuffle des rassurances. Lui fait croire qu’il est anormal !
Le sermonne. Le dope ! Le moralise : « Mais non, tout va bien, vous bilez pas, ça baigne dans le beurre, ça tourne rond, ça fonctionne au poil, bien admirablement. Vous avez une petite dépression, mais vous allez pouvoir constater, une fois guéri, combien c’est magnifique, l’existence. Une vraie extase ! Féerique ! On vadrouille dans des bonheurs. Allons, gesticulez plus que vous allez nous faire chavirer la barque, sale con ! »
Un jour je fonderai une « maison d’angoisse » où seront traités les soi-disant « normaux », qu’on leur dise la vraie vie, une fois pour toutes, à ces acharnés du tout-va-bien !
Je m’entraîne loin du récit, faut me pardonner. Un vrai déconographe. Sitôt que j’à-chevale un dada, hop, v’là que j’éperonne ! Il pique des deux, San-A., comme on dit dans les Trois-Mousquetaires-Qu’étaient-Quatre. Je pique de mes deux, z’enfants ! Une marotte. Le rodéo de la gamberge. J’essaie qu’on comprenne un brin, du temps que je stationne parmi nous. Quand je serai descendu au sous-sol, rayon des arts-déménagés, je m’offrirai des cures de silence. Des infusions d’éternité. En attendant on bavasse, quoi ! C’est de notre vie.
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