Elle paraît s’apprivoiser quelque peu et ne me quitte pas du regard. J’aimerais bien que Bérurier-La Mecque aille discuter de son tiers provisionnel chez son contrôleur, manière d’expérimenter les méthodes françaises sur cette fille des sables.
L’export-tâteur souffle sur sa minuscule tasse de thé. On dirait un bouddha.
— T’es malade ? s’inquiète Bérurier Vatican.
— Non, pourquoi ?
— Tu bois de la tisane !
— C’est du thé.
— Tu joues sur les maux, Mec. Bien, à présent que t’es affranchi du topo, comment penses-tu nous en sortir ?…
Akel-Brâkmâr Bérurier réfléchit un bon moment, puis il déclare de sa voix d’eunuque constipé :
— Les autorités de mon pays sont très sévères avec les étrangers.
Bérurier s’étrangle.
— Ton pays, c’est la France. T’as beau boire de l’infusion au lieu du vin, faut tout de même que tu te colles ça dans le citron. Et si tu continues de me traiter d’étranger, moi, je te vas secouer les plumes.
Je lui virgule un coup de tatane, ce qui n’est pas très aisé lorsqu’on est assis en tailleur.
— Fous-nous trois centimètres de paix, Gros, tu veux ? Ton patriotisme nous émiette les joyeuses, à force. Vous disiez donc, cher monsieur Bérurier ?
Le Béru-Calife déguste son thé au jasmin à menues gorgées gourmandes. C’est un type lent et circonspect.
— J’allais dire que vous devez sortir clandestinement d’Irak, déclare-t-il.
— Vous voyez un moyen ?
— Oui, un seul, mais très risqué.
— Tu vas affranchir l’ambassade de France de notre affaire ? lui demande son cousin issu de germain (et de Saint-Locdu-le-Vieux).
— Cela ne servirait de rien. Le régime actuel ne se soucie pas des questions diplomatiques et vous ne pourriez aller nulle part.
— Alors ?
Le buveur de thé repose sa tasse sur un plateau tellement ouvragé qu’il comporte plus de vide que de cuivre.
— Chaque mois j’expédie mes tapis à Beyrouth, par camion à un gros revendeur libanais. Depuis des années, ma maison est connue et l’on se contente, aux différentes douanes irakiennes, syriennes et libanaises, de compter les tapis. Ceux-ci sont roulés et enveloppés dans de la toile.
— Compris, dis-je. Nous pourrions voyager à l’intérieur de deux d’entre eux, n’est-ce pas ?
— Exactement. Seulement il y a plus de mille kilomètres d’ici Beyrouth, le camion met trois jours pour y parvenir et vous ne pourrez pas sortir de l’emballage.
— On emportera de quoi bouffer, tranche Bérurier.
— Vous respirerez mal.
— On marchera à Péconocroque.
— Vous ne pourrez pratiquement pas bouger.
— On roupillera.
— Il fera une chaleur infernale.
— On mettra pas de Rasurel et si tu tâchais moyen de nous procurer un bidon de vin, ça collera à peu près. On ira se refaire les éponges en Suisse par la suite. T’es tout de même un vrai Béru, cousin. Tu permets que je fasse la bisouille à ta petite madame, elle est plus ragoûtante que toi.
— La femme est sacrée ! hurle Béru-Bagdad.
— Et chez nous, donc ! répond le Paisible. Elle est même tellement sacrée qu’on l’adore !
— Votre prochain départ a lieu bientôt ? demandé-je.
— Après-demain.
J’approuve d’un hochement de tête. Ainsi nous n’aurons pas à nous éterniser chez ce parent insensé du Gravos. Je redoute un éclat de mon pote, que le mode d’existence du cousin met en transe à chaque instant.
— Merci, cher Akel-Brâkmâr, nous saurons plus tard vous revaloir votre aide, promets-je en lui pressant la main.
— On t’espédiera une caisse de champ et des conserves de chez Olida ! rigole Bérurier-Paris. Plus une babiole pour ton petit moustique. J’espère pour elle que t’es moins chibré que le guignol dont on a délivré une radasse t’t’à l’heure, autrement sinon, ta pauvrette, elle ferait disparaître les tabourets en s’assoyant dessus !
CHAPITRE VII
… MAIS NE SE RESSEMBLENT PAS !
Y’en a pour qui dormir c’est mourir un peu ; moi, au contraire, je vis intensément pendant mon sommeil. Je fais plein de rêves majestueux, dans des décors exorbitants. Je pleure pas sur la figuration, quant à la distribution, elle est toujours de première. Vous devez bien vous douter, malgré votre intelligence délabrée, que lorsqu’on vient de traverser les péripéties ci-dessus, les songes qui leur succèdent ressemblent aux films du regretté Cecil B. de Mille. Je rêve qu’on vient de me nommer généralissime en super-grand-chef des armés irakiennes et que je passe le front des troupes en revue, décorant les uns, pinçant l’oreille des autres, faisant fusiller les militaires en négligé, bref, accomplissant mon boulot de général.
Y’a des cliquetis d’armes sur mon passage, vu qu’on me les présente à tout va. Je salue d’une main nonchalante. En filigrane de ce rêve, je me dis que c’est rudement bath de commander ces troupes qui me pourchassaient il n’y a pas si naguère. Bath est rassurant. Une chouette revanche sur le destin, non ? D’ailleurs, notez-le, beaucoup de songes sont à base de revanche. Le rêve est un compensateur.
Mon émotion est si forte que ça me réveille. J’ouvre les chasses et qu’aspers-je ? Une rangée de policiers en uniformes qui nous couchent en joue (bien que nous soyons déjà couchés) avec leurs mitraillettes (made in France, un comble !).
Ils sont une vingtaine dans la grande pièce nue où le bon cousin Bérurier nous a invités à la dorme. Tous déchaussés pour mieux nous surprendre, éviter que nous eussions des réactions de mauvais goût.
Le temps de piger que je ne rêve pas, et je me dis qu’ils vont tirer. Que c’est fatal. Qu’ils en ont envie. Je recommande mon âme à Qui-vous-savez avec accusé de réception et j’attends.
— Stand up ! hurle un officier habillé de galons. (Pour les personnes qui ne comprennent pas l’anglais, je précise que ces deux mots signifient « debout ! ») Généralement la langue anglaise est beaucoup plus condensée que la nôtre, il n’est que de contempler une notice pharmaceutique rédigée dans les deux langues pour s’en rendre compte.
Dès lors que ce « stand up » a retenti, je pense que ces messieurs ne nous abattront pas chez un particulier et je suis tout aise de ce sursis.
— Béru ! appelé-je, en me dressant. De la visite !
Il est tellement fourbu, le cher mignon, qu’il repousse la réalité.
— J’sus pas là ! articule-t-il à travers des épaisseurs.
— Mais si, mon Gros. Et je peux même te préciser que tu es dans de beaux draps ! Mate un peu !
— C’est ben la chiasse, bougonne-t-il en s’agitant, c’est plus des vacances !
Il ouvre ses lanternes japonaises, découvre la scène, en prend conscience et, se tournant vers moi se pose cette déconcertante question :
— On est pas le 24 décembre ?
— Loin s’en faut, pourquoi ?
— Je pensais qu’ils avaient mis leurs ribouis devant la cheminée à cause du Père Noël ! Donc ils ont parvenu à nous retapisser. J’espère qu’ils représailleront pas trop contre mon cousin. Venir fout’ ce pauvre vieux dans la pistouille au moment que je lui fais la connaissance, avoue que c’est rageur !
— T’inquiète pas pour cette infâme lope ! grondé-je. Vise-la qui s’épanouit à côté de l’officier.
Un doute glacial étreint mon ami.
— T’incinérerais qu’il nous a balancés aux matuches ?
— Aussitôt que nous avons été endormis, comptes-y !
— Un Bérurier !
— Il est pas pur sucre, celui-ci. J’aurais dû me méfier. Mais il a si bien su nous chambrer avec son voyage en tapis ! Les Mille et Une Nuits, ça se vend toujours !
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