On rebrousse chemin prudemment. Pas le moment de tomber sur une patrouille !
— Alors, tu m’expliques ?
— Je préfère te laisser la surprise.
Nous retrouvons l’immeuble de briques. Il n’a que deux étages. Le bas est un entrepôt avec un portail de fer. Le premier doit servir de bureaux ; le second d’appartement.
Je considère la construction dont la seule particularité est d’être récente. Apparemment, elle n’a rien qui justifie le survoltage de mon compère.
— Eh ben quoi ? je lui fais.
— Ah ! Parce que t’as rien remarqué ! ricane l’Ignominie-Déambulatoire.
— Non… Oh, si ! Merde !
Ma sidérance se met à l’unisson de la sienne. Ce que je découvre est tellement incroyable ! Tellement fou !
Sur le portail de l’entrepôt, y’a des caractères arabes. Mais sous ces caractères tortillonnés, en lettres blanches sur fond noir on peut lire très exactement ceci :
A.-B. BERURIER
Import—Export
Je vous en fous plein les moustaches, hein les gars ? Bon, je vais aller faire un tour pendant que vous récupérez.
CHAPITRE VI
LES BERURIERS SE SUIVENT…
Ça y est, oui ? Vous êtes bien remis de votre commotion ? Les guignols sont calmés ? Vous avez torché la bave et la morve qui vous dégoulinaient sur la façade (décrépite) ?
Très bien, en ce cas, on va essayer de poursuivre. Le Gros ne se rassasie pas de lire et relire les trois syllabes magiques. Bé-ru-rier. Bé-ru-rier…
Il les chantonne, les psalmodie, s’en pâme.
— Vise, chuchote-t-il, ça s’écrit tout pareil identiquement. Y’a un accent t’es cul sur le « é », une « r » à la fin, un point sur le « i », un « B » majuscule… Et t’as mordu les initiales de ses prénoms ? A-B, exactly comme mégnace. Tu veux parier qu’il s’appelle Alexandre-Benoît, lui aussi ?
— On peut s’attendre à tout, conviens-je. Ne sommes-nous point au pays des mirages !
— C’est sûrement un parent ! décide l’Attendri. On va se faire sauver la mise par lui. Car si y’a une chose qu’on a chez les Bérurier, c’est l’esprit de famille. Une vraie mafia. Mec ! Une franche-maçonnerie, en quelque sorte pour ainsi dire. Pire que chez les Corsicos ou les six ciliens. Un Bérurier se pointe, en danger, tout de suite aussitôt les autres dégrèvent la mobilisation générale ! Une entraide farouche, on pratique. La main à la fouille si besoin hait. On forme tous un médaillon de la chaîne familiale.
— Arrête, tu vas me faire chialer, interromps-je. Vérifions plutôt le bien-fondé de tes affirmations, Grosse Loque.
Et j’appuie sur l’une des trois sonnettes fichées dans le pilastre du portail. Comme au bout d’une petite séance de chatouille-bouton personne n’a réagi, je passe la troisième, me disant que celle du milieu doit correspondre aux bureaux situés à l’étage intermédiaire. En effet, dès le second carillon, une tête surgit dans un encadrement de fenêtre, au second.
— Kiquî m‘feshyié âstheur ? bougonne une voix maussade.
Bien que ne comprenant pas l’irakien moderne je suppose qu’il doit s’agir d’une question à propos de notre identité, aussi, pour couper court à éviter des tergiversations sonores, vue la distance qui nous sépare, je lance un simple, un bref, un guttural :
— Police !
Blaoum ! C’est magique. Sans insister, le réveillé quitte sa croisée (elle fut amenée au Moyen-Orient par Chaud-Froid de Bouillon) et des lumières éclosent un peu partout dans l’immeuble. Après un peu moins de pas longtemps, un vantail de la vaste lourde s’écarte et une bouille inquiète se révèle dans le clair-obscur.
Ça ressemble à Béru, c’est vrai. À un Béru dessiné par un artiste de Bagdad. C’est gros, déplumé, mafflu, bajouteux ! C’est brun de poil, sombre de peau ! Ça a l’œil bouffi ! Ça se gratte le bide en nous considérant. Ça a des relents de tanière. Ça libère de sonores incongruités boréales et australes. Ça porte une espèce de longue chemise de nuit souillée par-dessus un pantalon tire-bouchonné. Ça a les pieds cradingues dans les cothurnes bâillants. Ça manque nettement de chaleur et, à vrai dire, ça n’a pas l’air affable.
— Bérurier ! À moi ! s’écrie le Mastar (le mien, le nôtre) en empoignant son homonyme par les épaules et en plaquant deux baisers goulus sur la tremblotante gelée verdâtre qui lui sert de joues.
L’homme a un mouvement de recul. Il fuit l’étreinte ! Il veut fermer la lourde sur nous. Il a peur.
— J’sus un Béru, moi de même ! le rassure Sa Majesté. Un Béru natif de Saint-Locdu-le-Vieux, donc un vrai ! Tu spiques français, j’espère ? D’accord, je peux te faire la causette en engliche, vu que je parle couramment c’te langue, mais ce serait tellement glandu de ne pas s’exprimer la tendresse dans le parler de nos aïeuls !
— But ! Mais ! Mhêé…, fait l’importateur-exportateur, effaré.
Je crois judicieux d’intervenir. Je le fais en anglais, me doutant que ce Bérurier bagdadien, s’il connaît la langue de Molière, ne doit pas avoir tous les jours l’occasion de l’employer.
— Je vous prie de nous pardonner cette visite aussi nocturne qu’intempestive, cher monsieur, lui dis-je. Mais imaginez-vous que nous sommes français et que mon ami ici présent s’appelle Bérurier. Comme nous avons quelques petits ennuis heu… passagers, nous n’avons pu résister à la tentation de faire votre connaissance.
À peine j’achève ces explications, débitées d’une voix fort urbaine, qu’une patrouille de matuches déboule dans la rue. J’ai que le temps de refouler le bonhomme et de pénétrer dans son fief.
Moi, vous me connaissez ? Je devine les réactions humaines. Ainsi, j’suis certain qu’il va glapir au secours, Ben Bérurier. Mettez-vous à sa place, si vous avez une minute. Ces deux vilains que nous sommes, hâves, sanguinolents, déchirés du cuir et des fringues, n’ont rien pour inspirer confiance. Aussi, après avoir repoussé le portail, lui fermé-je le bec d’une main prompte.
On entend croître, puis décroître le bruit de la patrouille. Le calme revient. Le guignolet de notre hôte fait un raffut de contrebasse.
Faut dire que ma main est large et que je l’étouffe un peu.
— Excusez, fais-je en le relâchant, mais j’ai craint que vos nerfs ne craquent. À présent, si vous le permettez, nous allons monter chez vous pour faire connaissance.
Il est hors d’état de parler. Il tremble. On doit le soutenir pour traverser l’entrepôt. Celui-ci est bourré de tapis empilés jusqu’au plaftard. On porte à demi le Bérurier irakien dans l’escalier menant à ses appartements.
— Faut pas chocotter, mon Gars ! tente de le calmer l’Énorme. On te veut pas de mal ! C’est juste une visite de pays à pays. Un bonjour-bonsoir en passant. Je lis Bérurier sur la lourde, j’allais pas filer sans te faire la bisouille à Béru, quoi, merde ! À quoi que ça servirait qu’on soye synonymes, les deux ? Cousins, même, je me gaffe ! Vise ma frite à la lumière, on se ressemble. Hein, Sana, qu’on a un air de family, moi z’et lui ?
Le cousin a une bouille à cracher son foie, c’t’exaquete, les lampions qui globulent jaune, et il est plus bouffi qu’un cul de caissière, j’sus d’accord, nez en moins on sent le même raisin à la base.
À force qu’on fure et à mesure de monter en bavassant, nous voici dans la private carrée du cher homme. Il semblerait qu’il jetonne un peu moins. On déboule dans une grande pièce blanchie à la chaux (de Pise) [14] Seul le diamant, en se consumant, ne laisse pas de cendres.
, meublée de sofas, de tables basses, de poufs et de chauffe-narguilés.
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