— Je pense qu’il est surprenant, madame, qu’ayant eu un rendez-vous galant avec Clotaire de Bruyère quelques instants avant son assassinat, vous n’en ayez pas informé la police.
Poum ! La douche lui choit dessus, bien froide, bien drue.
Elle me regarde sans tu sais quoi ? Sans aménité. Je la dérange, je l’agace, il y a un début de haine dans sa prunelle.
— Mais bon Dieu, commissaire, que j’aie sucé M. de Bruyère avant son décès n’a aucune importance. Vous me voyez, aux assises, racontant la chose devant tous les chroniqueurs de France et de Navarre ?
— Madame, réponds-je, personne en ce monde n’est dispensé de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. N’importe les conséquences.
— Tout de même…
— Non, madame. Pas tout de même.
On s’affronte carrément, z’œils dans z’yeux, sans se lâcher du regard.
C’est elle qui flanche la première.
— Au moment où ce cliché a été pris, aviez-vous déjà accordé à Bruyère les faveurs qu’il attendait de vous ?
— Oui, je venais tout juste de me relever.
— Le petit photographe a tiré son cliché, et ensuite ?
— Il a ramassé son matériel et a poursuivi son chemin.
— Et ensuite ?
— J’ai pris congé de Clotaire.
— Immédiatement ?
— Presque.
— Où se trouvait son cheval ?
— Attaché à la branche basse d’un arbre, à une centaine de mètres. Clotaire s’éloignait de la bête pour ne pas être vu d’elle au cours de nos… effusions. Il prétendait que sa monture avait un regard humain qui le troublait et l’empêchait de jouir convenablement.
— Et votre voiture ?
— Je l’avais remisée à l’intersection de deux allées cavalières, sur un petit terre-plein réservé à cet usage.
— Vous êtes rentrée directement ici ?
— Pas ici. Je me suis rendue chez les Tanva la Cruchalaud, à une dizaine de kilomètres.
— Vous y étiez attendue ?
— Pour le thé.
— Et votre mari ?
— Non, pas lui. Adolphe est un ours.
— Si j’en crois vos exquis penchants, madame, cet ours ne peut se plaindre d’être mal léché. A quelle heure êtes-vous arrivée chez vos voisins ?
— Si vous croyez que je m’en souviens.
— Il le faudra bien, pourtant.
— Disons, autour de 16 heures.
— C’est-à-dire après le décès du comte, puisque sa mort se situe entre 15 et 16 heures. Le photographe excepté, vous n’avez remarqué personne dans cette partie de la forêt, soit avant, soit après votre rendez-vous ?
— Personne, si ce n’est un groupe de cavaliers sous la conduite d’un moniteur, avant l’arrivée de Clotaire. Ils fonçaient au galop en direction d’Orléans.
— Vous connaissiez Gaspard d’Alacont ?
— De nom. Clotaire nous en parlait parfois, pour se lamenter ; c’était un homme rigoriste et cet élément trouble de la famille l’empêchait de dormir.
— Mais vous ne l’avez jamais rencontré ?
— Au grand jamais. Cela dit, je ne partageais pas les sentiments de Clotaire à son sujet. Les temps évoluent et il est bon que les grandes familles possèdent leurs loubars, elles aussi. La plèbe n’a pas l’exclusivité de la délinquance, que diantre !
Je fais quelques pas mélancos autour de la donzelle. Voilà que je m’ennuie. S’il y a une chose dont j’ai horreur, c’est des interrogatoires classiques (à la Agatha Christie, justement). Le côté : « Que faisiez-vous, le 4 avril 1976 entre 15 et 16 heures ? » me coupe l’élan. T’as un individu en face de toi, tu le suspectes, il le sait. Tu lui poses des questions pour tenter de le coller, lui, te fait des réponses pour te désamorcer. Chat et souris ; l’horreur ! Je préfère tant tellement y aller franco, bille en tête. Finasser, c’est bon pour les viceloques. Je sais des collègues à moi qui font cela très bien et qui mouillent leur kangourou du panard que ça leur procure. Moi, ce que je ressens dans ces instants-là ressemble à de la honte. J’ai honte d’inquisiter. C’est dégradant, je trouve.
Elle suit attentivement mon déplacement circulaire. Tout est calme. On entend chanter un coq dans la basse-cour. Le « cousin » Pinaud du Treuil du Naninana s’est assoupi entre les bras d’un fauteuil Louis XV-hélas (dans mes appréciations mobilières, j’ai le Louis XIV-beurg, le Louis XV-hélas, le Louis XVI-pouâh, l’Empire-à-chier, le Charles X-brrrr, le Napoléon III-branlette).
Je me pose la question suivante : « Cette follingue a-t-elle tué Clotaire de Bruyère ? » Je me la pose en mon âme et conscience. La réponse me vient, formelle : « Non ! »
L’instinct, l’élan intérieur. Non, je ne peux l’imaginer foudroyant le bonhomme. Tout comme je n’imagine pas le pauvre Gaspard en train de révolvériser son parent.
Et Adolphe de Mouillechagatte ?
Pas pareil. Possible. Il a la gueule à commettre n’importe quoi, y compris une action héroïque. Il peut être le docteur Petiot aussi bien que l’abbé Pierre. Il est de ces gens qui se conservent pour leur usage personnel et qui n’hésitent pas à se mettre à contribution lorsqu’ils estiment que besoin est. Il joue les foufous pour unissonner avec sa mégère, mais chez lui ça sonne faux.
— Une dernière question, madame, ensuite je vous ficherai la paix. Lors de votre dernière rencontre (car vous êtes l’ultime personne à avoir vu Bruyère vivant si l’on excepte son assassin) avez-vous remarqué quelque chose d’anormal dans le comportement de votre ami ?
Elle s’apaise, comme le grand vent quand vient la petite pluie que tu sais. Son pittoresque laisse place à du souci. Du vrai souci, qui transforme le front en accordéon.
— Eh bien, je ne sais si je fais bien de vous le dire, mais je vais vous le dire tout de même.
Elle prend une ponctuation.
— Clotaire était très préoccupé par un singulier travail de traduction qui lui avait été confié.
— Quel genre ?
— Un document en provenance de Chine qu’un journaliste français avait découvert lors d’un reportage, à Pékin. Ce garçon, qui faisait partie d’une agence de presse, accompagnait là-bas notre ministre de la Mécanographie. Il a acheté chez un antiquaire — car, contrairement à ce que le public français s’imagine, il existe des antiquaires en Chine — un vase extrêmement ancien, de l’époque Pôv Kon. Las, la précieuse potiche s’est brisée pendant le voyage de retour et notre journaliste a alors eu la surprise de découvrir un parchemin que l’on avait caché dans le fond du vase en coulant du plâtre par-dessus. Intrigué, il s’est mis en quête d’un traducteur, a montré sa trouvaille au maître d’hôtel d’un restaurant chinois où il fréquentait. L’homme a été incapable de lire le texte. Notre journaliste obstiné a fini par aboutir chez Clotaire.
Pinaud s’étouffe en dormant, il émet à plusieurs reprises le cri d’un embrayage naze que l’on sollicite pour rétrograder.
— En quoi ce fameux parchemin préoccupait-il tellement M. de Bruyère ? demandé-je à bon escient.
— D’abord, explique Mme de Mouillechagatte, parce qu’il avait un mal fou à le traduire, ensuite parce que plusieurs correspondants anonymes lui ont téléphoné pour s’enquérir de l’avancement de ses travaux.
— Qu’appelez-vous des correspondants anonymes ?
— Des gens qui lui proposaient de très fortes sommes d’argent pour qu’il leur accorde l’exclusivité de la traduction.
— Et le document en question était relatif à quoi ?
— Eh bien, selon les confidences de Bruyère, il traitait d’une découverte susceptible de changer la face du monde. Il s’agissait d’une espèce d’arme absolue.
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