Je prends la parole :
— C’est vous, Aldo Walter ?
Ma question démonte un peu le terlocuteur, car il est toujours inquiétant, surtout dans sa situation, de se savoir identifié. Certes, il n’ignore pas qu’on lui a engourdi son attaché-case contenant les dollars et son passeport, et c’est probablement en découvrant leur disparition qu’il s’est ramené rue Léo-Malet ; pourtant je marque un point (en anglais : one point), son silence me le prouve.
— Walter, reprends-je, si vous tuez Mme Pistdesky, plus rien ne nous interdira de vous transformer en passoire à gros trous. Tandis que si vous vous rendez, eh bien vous aurez un avenir puisque la peine de mort a été abolie en France, réfléchissez dix secondes avant de commettre l’irréparable ; vous êtes jeune, vous êtes beau, vous ressemblez à Mac Enroe [17] J’arrive pas à prononcer convenablement Björn Borg.
, le monde est plein de filles et de pédés qui sécrètent en secret lorsque vous apparaissez.
L’interpellé ne moufte pas. Ça effervesce de l’autre côté. Je suis prêt à te parier, chérie, les vingt-deux centimètres de l’autre jour contre un cent dix mètres haies, que Beurg Beurg manigance quelque chose.
Un grand cri retentit. De la part de cette pauvre vieille dont je me demandais avec acharnement ce qu’elle était devenue, eh ben tu vois, on l’avait séquestrée à bord de La belle ablette .
— Que se passe-t-il, madame Pistdesky ? demandé-je.
Confusion. Plaintes ! Bruits de gnons !
La tue-t-il (ou la tutelle) ?
Lestienne fait signe à ses bonziers.
L’un trois se met à plat ventre dans la coursive. Puis il élève son caramboleur gnafronesque jusqu’à la serrure qu’il praline à tout-va, cependant qu’un de ses collègues, toujours en parade sur le côté, lance un coup de pied dans le panneau. Tu penses que ça déponne, toi ! Non, mais dans quel bouquin te crois-tu ?
Le mec a dû tirer un meuble contre l’ouverture.
Et voilà la voix de mémère qui glapit :
— Vous pouvez enfoncer porrrrte, voyou, l’est parrrti par fenêtre et a plongé dans Seine ; mais il y a table derrrrièrrrrrre porrrrte !
Table ou pas, c’est un jeu d’enfant.
— Attention, là-haut, il a sauté à l’eau ! tonne Lestienne.
On perçoit des salves d’armes tomatiques. Les guerriers du pont (de Nemours) sont en train de flinguer le nageur nocturne, du moins d’essayer, car il est très dif’ d’arroser dans l’eau.
Et vlan ! La porte cède à nos instances.
La malheureuse dame Pistdesky est au sol, entravée par deux paires de menottes : l’une aux chevilles, l’autre aux poignets. Elle porte une entaille à la gorge et son visage est ruisselant de sang, de même que sa poitrine. Elle pleure en geignant. Elle dit qu’elle a très mal, que « méchant voyou a jeté coups de pieds dans ventre », tout ça… L’hésite entre l’hystérie et l’évanouissement, passant de la frontière de l’une pour courir aux limites de l’autre. Vouloir la questionner est utopique. Je m’y emploie de mon mieux en attendant l’ambulance. Tout ce que je parviens à lui arracher de positif, c’est que des messieurs qui lui paraissaient bien, l’ont grassement payée pour utiliser son appartement et l’aménager à leur guise. Et puis les choses se sont gâtées. Aujourd’hui ils l’ont embarquée et amenée à bord de cette péniche. Ils étaient trois au début. Et puis…
Là, elle perd conscience, épuisée par l’excès d’émotion, son âge, ses blessures, ses origines slaves.
Les gars du pont sont tout joyces parce qu’ils ont eu le beau blond et ont même repêché sa carcasse ajourée comme de la dentelle de Bruges. Beurg-Beurg est étalé sur le bois verni, masse mouillée, ayant perdu toute grâce.
Fin d’une poursuite.
Le gyrophare bleuté d’une ambulance s’avance dans le serpent de lumières de la voie sur berge.
Tandis qu’on embarque mémère, je salue mes petits potes et retourne rue Léo-Malet.
Une chaîne n’est forte que par son maillon le plus faible. Pourquoi cette très remarquable pensée m’obsède-t-elle, tandis que je retourne immuablement à cette rue Léo-Malet où il se passe tant de vilaines choses dans la plus bourgeoise des ambiances ?
Dis, j’aurais pas laissé le gaz allumé en partant ? Ce que j’éprouve ressemble aux confuses protestations du subconscient quand il cherche à te faire souvenir d’une grave omission mais que toi, beau con superbe, tu passes outre à ses protestations silencieuses.
Oh, le maillon faible de la chaîne ?
Je fais mes comptes ; à l’exception de la petite Blanche-Neige, mort ou vivant, manque personne, mon adjudant. Qu’est devenue miss Moustique ? Va-t-on retrouver son petit cadavre dans quelque recoin de Paname ?
Cadavre ! Tu parles d’un fourgon mortuaire, pour pouvoir coltiner tout ce trèpe ! Tu crois que la grippe espanche a tué autant de gens à la fin de la Quatorze-dix-huit ?
Rue Léo-Malet, 37 !
Germaine, ou Noémie, ou Georgette, ou j’ne sais plus quoi, la concierge, dort comme une bienheureuse. Pinaud de même. Je sais qu’il reviendra souvent rendre visite à la chère dame, plus tard. Ils ont des atomes crochus. Ensemble, ils écluseront le vin d’orange ou de noix de la pipelette, dans la touffeur de sa loge, en échangeant des idées clés sur l’époque, les locataires du 37 et l’aventure qu’ils auront vécue en commun.
Baderne-Baderne pionce et, ce faisant ressemble à un dessin de Daumier. Il est tout tassé, la tête penchée, le bord de son vieux bada touchant presque sa poitrine, mains croisées sur le ventre, menu, frileux, plus vieux que son âge et que ses artères.
Par contre, le gars Mathias est bien réveillé, lui. On dirait qu’il a déjauni pendant mon absence. Il sifflote entre ses dents. Manches du pyjama retroussées, il se bat avec un bordel inouï, entrelacs effarant de fils, grouillement de rouages, couches superposées de trucs transistorisés, tubes chromés, naninana, tout bien, de quoi filer des cauchemars à un horloger et guérir le hoquet d’un électronicien.
— Tu prends ton pied, Rouillé ? lui demandé-je en admirant son savoir-faire.
— Et comment ! J’en avais entendu parler, mais c’est le premier que je vois.
— Le premier quoi ?
— Le premier Ahahac .
Je prends ma mine la plus conne, ce qui m’est toujours très difficile, mais à force de copier sur les autres j’y parviens.
— Je te demande pardon, fils, mais j’en suis encore au phonographe à pavillon. Qu’est-ce que c’est, un Ahahac ?
— C’est russe, explique-t-il distraitement, tout en poursuivant son vache bigntz ; le mot ahahac signifie ananas. On l’a baptisé de la sorte à cause de ce polyecteur centro-ramolli à préfiguration lente qui a la forme du fruit en question. C’est lui qui détermine tout.
— Tout quoi ?
— Ne bougez pas : j’y suis presque.
Malgré son enjoignement de rester immobile, je vais chercher une chaise, me sentant fourbu.
— Vous allez voir, patron !
Il va éteindre la lumière et enclenche l’ Ahahac. Aussitôt, l’écran qu’il a développé s’éclaire. Mais les images qui s’y précipitent ne ressemblent ni à des images de cinématographe, ni à des images de téloche. On les croirait en relief. Et puis, comment t’expliquer cela ?… Elles offrent une espèce de réalité. Il s’agit d’une fenêtre ouverte sur un autre lieu.
Je vois défiler des chars. A l’ambiance, aux drapeaux, je comprends que je me trouve dans un pays arabe. Le preneur de vues me rend soudain compte de l’endroit précis, en me montrant une vaste tribune emplie de gens dont un grand nombre sont en uniforme. Et, ô prodige ! je reconnais le défunt président Sadate (ça date, sa datte, sa date). Le jour, l’instant de sa mort ! En effet, le commando se précipite. Gros plan sur ces hommes kamikazes. Aucune tévé, aucun hebdomadaire ne nous a montré des images aussi nettes. Comprends-moi bien, ma chérie : « on y est ! » Je vois éclater les grenades, trépider les armes automatiques, se renverser les spectateurs, les sièges, les oriflammes. Tout basculer ! Il y a même un énorme plan du pauvre président morflant le potage en pleine poire ! Inouï ! Je rêve, je doute. Le « film » — mais peut-on appeler cela un film, voire même une bande magnétique ? — dure cinq minutes. Tout s’arrête. Mathias défloche le gamahucheur et se tourne vers moi.
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