— Je n’en ai pas envie, déclare-t-elle farouchement, ayant deviné que je raffole des adverbes.
— Il ne faut pas se complaire dans le chagrin ; c’est inhumain. Tout individu est fait pour bouffer du présent à pleines dents ; le passé ne doit pas occuper davantage de place dans sa vie que les chansons écoutées à la radio au cours d’une journée. Une chanson ça dure trois minutes et immédiatement après on passe une pube sur la Fiat Machin ou la lessive inéchangeable. Cela dit, vous pourriez me raconter votre problème, ça soulage toujours. Et ce serait sans conséquence. Je ne suis qu’un monsieur qui marche à côté de vous un moment, au hasard des hasards…
Elle s’est gelée dans son fauteuil élégant, en acajou dépravé et cuir stimulé.
Je verse du champ’. Les bulles se bousculent avec un bruit de papier chiotte froissé [1] Ah ! la poésie de San-Antonio ! Jean-François Revel
.
— Vous me permettez d’essayer de deviner, Vera ? susurré-je d’une voix pour lumière tamisée et vent qui souffle à la porte.
Elle hausse les épaules. Ça veut dire oui, tu penses ? Ou simplement « Essayez toujours, puisque vous vous croyez malin ? »
— Bon : un beau jeune homme, brun, bronzé, avec des dents de loup venant de dévorer le conseil d’administration de la maison Colgate a eu l’audace de se détacher de vous…
Elle a une moue méprisante.
— Zéro pour la perspicacité.
— En tout cas, il est question d’un homme ?
— Oui.
Je l’agace ; elle préfère me narrer pour avoir la paix.
L’aventure est juteuse. Son père est un industriel de Santiago. Il reçoit beaucoup. L’un de ses amis est tombé amoureux de Vera. Un diplomate de cinquante carats, marié, père de famille, déjà grand-père. Il a osé « se déclarer », comme on dit dans la littérature du siècle dernier et dans les perceptions actuelles. Vera a « répondu à sa flamme ». Une liaison passionnée en a résulté. Le grand amour. La chose s’est sue. Scandale ! Les vieux de Vera ont fait un foin monstre. Sa mère est allée « parler » à l’épouse bafouée du diplomate. Vie intenable ! On a séparé les amants terribles. Son vieux julot a perdu les étriers (il était capitaine de réserve dans la cavalerie chilienne). Une nuit, à bout de chagrin, il a écrit une lettre déchirante à Vera, une babille si émouvante qu’elle aurait filé la diarrhée verte à Chopin, Musset, Lamartine, Krazucki et Nerval. Et puis, et puis, le malheureux génaire s’est tiré une praline dans le bocal, poum ! Fin en apothéose du roman d’amour. Et tu voudrais qu’elle oublie Augusto-Fernando, toi, sale con ? Mais Dieu de Dieu, l’évoquer, c’est son ultime panard en ce monde, Vera. Désormais, elle consacrera chaque heure de sa vie au culte de ce merveilleux amant, si expérimenté, si déchirant, si flamboyant. Il ne fera que grandir dans sa mémoire, qu’y devenir plus resplendissant à mesure que passera le temps. Ses fumiers de parents peuvent l’envoyer tourniquer à bord d’un paquebot grec dans le bassin méditerranéen avec l’espoir qu’elle rencontrera un beau jeune homme bien chibré, qui l’emplâtrera grand veneur et lui fera oublier son vieux kroum, ils ont le bonjour d’Alfred, avec, en prime : son Lorenzaccio , ses Caprices de Marianne , son Fantasio , sa Confession d’un enfant du siècle , ses Nuits , sa barbe et ses quarante-huit ans. Les sales sagouins meurtriers ! Tueurs de passion ! Suicideurs de quinqua ! Mouchards !
Elle pleure.
Je respecte ses larmes. Mal barré, l’Antoine. Ce que je croyais avoir gagné comme terrain n’était que de la barbe à papa. Tu ne peux pas lutter contre un vieil amant mort.
Je fais, à tout hasard, signe au loufiat de rapporter une seconde roteuse. Ces boutanches, c’est comme la dinde pour Victor Hugo : y en a trop pour un mais pas suffisamment pour deux.
Elle dit que ça tourne lui tête.
Je propose un viron sur le pont lune (de jour, il devient sun deck ).
Elle veut bien.
La nuit est semée d’étoiles, d’un beau bleu profond. La mer a des reflets d’argent, la mer ; des reflets changeants, sous la lune. Une brise de nuit, marine avec ça, s’il vous plaît, fait frissonner ma jeune compagne.
Sans un mot, très chevalier Ajax ammoniaqué, j’ôte ma veste de smok pour la déposer sur ses épaules.
— Mais et vous ? balbutie-t-elle.
Je ne réponds rien. Vais m’adosser à la rambarde.
— Regardez le ciel, petite…
Oui, bon, elle lève la tête vers le firpapa, pardon : vers le firmament.
La Voie lactée non écrémée est là, immense, qui scintille presque aussi fort que la Méditerranée. Faudrait mettre un air de violon solo en sourdine, ou mieux, jouer du saxo comme le gonzier de tout à l’heure qui strangerizenailleguetait tout ce qu’il pouvait, les joues plus gonflées qu’un cul de camionneur. Papoupi poula poulalalèère. Very Cannes, very Antibes, very Nice.
Elle mate donc les nues infinies.
— Vera, je chuchote, quand vous levez la tête, la nuit, dans votre pays, vous apercevez d’autres étoiles, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Celles-ci vous dépaysent un peu, non ? Vous avez le sentiment confus de vous trouver sur une autre planète, à cet instant. Le pont du paquebot vibre, le navire fend l’immensité, tout est différent. Et moi qui vous parle, je suis différent des hommes de chez vous.
— Plus ou moins ; les hommes sont partout pareils.
Merde, elle me casse le raisonnement. Je continue vaille que vaille :
— Il n’empêche que j’ai une autre gueule, d’autres manières si mes instincts restent les mêmes.
— Ça oui, fait-elle avec un sourire.
— Vous êtes de l’autre côté de la terre, Vera ; de l’autre côté de votre chagrin ; donc, vous devez vous adapter aux nouvelles conditions de vie.
— C’est quoi, les nouvelles conditions de vie ?
— Je crois bien que c’est ça.
Et je prends sa tête entre mes mains, pose mes lèvres sur les siennes, lui dégoupille l’entrée des artistes du bout de la menteuse pour une petite visite de politesse. Elle se laisse faire ; raide (moins que moi cependant), la respiration calme ; à croire qu’elle subit un traitement en ayant décidé d’être courageuse.
Tu crois qu’elle est anesthésiée par sa peine, ma Juliette ? L’Antonio se sent mochement Roméo de pacotille. Babiole pour souks, à marchander. Je mets le grand développement, la pressant contre moi, donnant carte blanche à mes deux paluches expertes. Marmoréenne ! Elle fait un blocage, la gosse. Sa fidélité post mortem à son vieux julot lui cisaille les sens. Tu parles d’un emplâtre, ce gus ! Il se serait pas flingué, c’est elle qui laissait quimper pépé, un jour de bientôt. Bye-bye , l’ancêtre, pour les rhumatismes, t’as Abano Thermes, mon grand ! Mais en se butant, il est devenu jeune pour toujours. Irremplaçable. Quelle pommade ! A quoi ça te sert de vivre, quand un pauvre mort te dame le pion ? Te ridiculise ? T’es là, tu t’efforces, tu déploies, tu te lances. Et t’as qu’un glaçon infondable dans tes bras, un bloc de cristal de roche. Y a de quoi se la peindre en vert pour la mettre au milieu d’un bouquet. Je voulais dire tout ça à M. Claude Mauriac qu’écrit des choses si gentilles sur mon compte.
Cette mignonne, je sacrilège en lui secouant le sensoriel, kif une tirelire, pour faire sortir une pièce.
Un léger bruit me désunit d’elle, comme l’écrit si brillamment je ne sais plus quel cadémicien qui porte un habit vert à baleines pour quand on l’emmène académier.
Un clic. Voire un déclic.
Je regarde alentour, mais le pont est tranquille, avec des lumières, des ombres géométriques. Les flonflons de la musique continuent de nous parvenir. Cette fois c’est l’endiablement d’une danse collective. Les passagers qui se prennent par la pogne pour faire la ronde, cheniller à travers le grand salon, des bribes de serpentins dans la tignasse, en gambadant sur cet air de tatsoin tatsoin tatsoin, tatsoin tilala tatsoin… qui va si bien aux cons.
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