— Rendez-moi ces plans, Lustseuche ! fait Martha, peu sensible au lyrisme du petit homme.
— Bon, soit…
Le nain de Blanche-Neige (Mi-Prof, mi-Joyeux et vaguement Simplet) trottine jusqu’à son chalet. Nous le suivons. La porte-fenêtre donne directement sur son living. Une table de bois ciré, avec son petit déjeuner…
Nous pénétrons dans la pièce. Et juste comme je m’y engage à la suite de ma prisonnière, j’éprouve une désagréable impression au creux des reins. Je connais cette sensation pour l’avoir subie déjà plusieurs fois au cours de ma vie aventureuse. Quelqu’un m’enfonce le canon d’un flingue entre deux lombaires.
— Lâchez ça ! me dit une voix.
En allemand, mais je pige.
Fourré jusqu’à la gorge, Antoine. Bien fait, l’aminche, tu l’as cherché ! Tu le savais que la grosse avait alerté sa clique. Et toi, bonne pâte, tu faisais comme si tout baignait ! T’espérais quoi ? Que ça prendrait du temps pour se mettre en action ? Connard, va ! Elle a même réussi, Mémère, à faire passer notre converse sur la visite au professeur.
Un malheur ne venant jamais seul, deux gars sortent de la cuisine contiguë au living, dûment équipés de bricoles malfaisantes.
Moi, bon, je laisse tomber le soufflant. Le moyen de résister ?
Martha se tourne vers moi, goguenarde.
— Je n’avais pas dit mon dernier mot, n’est-ce pas ? ironise-t-elle. Allez, enlevez-moi ces horribles choses !
Elle me présente ses avant-bras entravés.
Et moi, je pense soudain que la clé des cadennes sont dans une des poches à Pinuche ; à Pinuche qui continue de roupiller à l’arrière de la charrette sans se gaffer de rien.
— Je vous demande pardon, mais je n’ai pas les clés.
Elle réalise.
— Oui, c’est le vieux qui les a, n’est-ce pas ? Eh bien…
Elle n’en casse pas davantage car Pinuche se la radine, tout mouillard, baffies en berne, nez plongeant, œil chassieux. Il tient l’arme secrète dans ses chères vieilles mains tremblantes d’écluseur de petits verres.
Ce qu’apercevant, l’un des petits potes à Martha se met à lui défourailler contre. La Vieillasse se jette sur le côté. Quand ça chie, elle trouve des réflexes, cette brave Guenille ! Les autres, du corps de ballet, s’en donnent à cœur joie. Moi, pour éviter le pralinage, je me suis lancé en arrière et voilà que j’atterris de dos sur la pelouse, la frite dans un massif de tulipes roses.
Ça vase à tout-va : bizzz, bizzz, bizz ! Ploc ! Du verre s’émiette, du bois éclate, du fer sonne. La Pine a un geste catégorique. Il avance le canon du tromblon dans la strass.
— Arrêtez ! hurle la grosse Martha qui vient de mesurer le danger.
Mais je t’en fous ! Ses archers pralinent de plus rechef ! Alors César tire sur la manette. Dans un ralentit étonnant, depuis ma botte de tulipes, je vois son geste. J’ai le temps de penser : « Peut-être que le magasin est vide, peut-être qu’il ne contenait qu’une charge ?
Mais non. Illico, tout se tait pour une ou deux secondes. Et puis des hurlements retentissent dans le chalet noir. La Martha, qui se trouve près de la porte-fenêtre, se roule déjà à terre. Dévale les marches.
Je me relève. Les trois sbires ont le même comportement, ainsi d’ailleurs que le vieux professeur. Au tas, tout le monde ! Ils sont out pour le restant de leurs jours, tous ! Quel gâchis !
Hébété, Pinuche considère son œuvre en tétouillant son mégot.
— C’est quoi ? fait-il. Hein, Antoine, que se passe-t-il ?
— L’abomination, réponds-je.
— J’étais en état de légitime défense, plaide l’Ancêtre.
— Tout ce qu’il y a de légitime, confirmé-je.
Le spectacle de ces cinq personnes démantelées, privées de sens, affolées par leur complet déséquilibre, est insoutenable. Se peut-il qu’on ne puisse plus rien pour eux ? Des idées euthanasiques me viennent ; je les repousse avec effroi. Il faut garder espoir. Peut-être que cette invention n’a pas des effets aussi définitifs que l’a prétendu le professeur ?
Et puis quoi, il reste Lourdes, non ?
— Alors, rien ?
— Rien !
Je suis accablé ; mort de fatigue. Terrassé par l’amertume, je m’assieds sur une marche. Nous avons eu beau fouiller la maisonnette de fond en comble, nous n’avons trouvé aucun plan. Et pourtant, avec quelle minutie avons-nous perquisitionné. César, qui est un orfèvre en la matière, est catégorique :
— Les papiers ne sont pas ici, Antoine.
Je contemple les cinq personnages qui continuent de se trémousser en vagissant sur la prairie. Hallucinant ! Ils tournoient sur eux-mêmes, se redressent à moitié pour repartir à la renverse, ou bien le nez en avant.
— Que décidons-nous ? demande la Relique.
Je hausse les épaules.
— On se barre, on ramasse Béru et on se grouille de passer en Suisse avant que le ciel bavarois nous tombe sur la frite.
— Tu renonces ?
— On a le prototype, c’est déjà quelque chose.
Comme je dis cela, un ronflement de voiture retentit dans la côte et une énorme Mercedes noire débouche. On s’est placardés derrière un massif, Pinoche et moi, sur le qui-vive.
L’auto s’arrête. Quatre personnes en déboulent : Béru, Carson, Duck et Abdulah.
Ils s’arrêtent, en ligne devant la pelouse, considérant avec ébahissement les cinq personnes en folie qui s’y roulent en glapissant.
Je me montre.
— Hello ! Mister Duck !
L’homme en smoking ne s’émeut pas outre mesure.
— Que leur est-il arrivé ? demande-t-il.
Je désigne l’escopette posée contre le perron.
— Il leur est arrivé ça, mister Duck. Croyez-moi, cette invention va faire du bruit. Si toutefois on parvient à la mettre en exploitation car nous n’avons toujours pas retrouvé les plans.
Il s’approche, très droit et sa chevelure de neige étincelle au soleil comme les sommets des Alpes, au loin.
— Je ne vous pardonnerai jamais d’avoir abandonné ma fille dans un appartement piégé !
Alors là, il rebiffe, le beau valeureux commissaire de ses belles grosses deux.
— Dites, c’est elle qui s’y est abandonnée dans l’appartement !
— Si je n’étais pas arrivé opportunément, elle allait sauter. Le tiers de l’immeuble a été soufflé un instant plus tard.
— Comment avez-vous trouvé cette planque de l’Arabian Company ?
Il caresse ses favoris d’un doigt léger.
— Dites, San-Antonio, c’est mon affaire ! Vous devriez partir de l’idée que je sais heure par heure ce que vous faites.
— Et également ce que fait votre fille ?
Je lis dans son regard impassible une lueur qui me paraît être de profonde amertume. Bien sûr qu’il est au courant de la nymphomanie de sa fifille, le B.B., puisqu’il sait tout !
Une diversion est apportée par les abeilles. Magine-toi, Dunœud, que la grosse Martha, à force de se tortiller sur la pelouse a renversé une ruche, et pour lors les locataires, furax d’être démiellées en plein labeur, se précipitent sur nous en un nuage blond, grondant, féroce.
Dès lors, c’est le sauve-qui-peut !
On se disperse dans toutes les directions. Ceux qui sont les plus près des bagnoles s’y engouffrent et se grouillent d’en remonter les vitres.
Seul, Pinaud conserve son calme. Je me rappelle confusément qu’il a fait de l’apiculture jadis et qu’il en sait autant que Maeterlinck sur les abeilles, leur vie, leur œuvre. Sans un geste brusque, il va redresser leurs ruches. Il leur parle… Les guide ! O génial bonhomme qui sait se faire écouter de ces laborieuses ouvrières, comme disent les manuels scolaires.
L’ordre revient.
Читать дальше