— Les plans ne sont pas ici, répond-elle. C’est l’un de nos correspondants qui les détient.
— Pour quelle raison ?
— Parce qu’il s’agit d’un savant à qui nous les avons donnés à étudier. C’est lui qui a découvert qu’ils étaient incomplets et qu’un prototype existait.
— L’adresse de cet homme ?
— Die Häuslein , à Salbochegaden.
— Eh bien ! allons-y !
— Moi aussi ?
— Naturellement. C’est à combien de temps d’ici ?
— Une demi-heure environ.
— Parfait. Je vais donc régler le dispositif qui se trouve dans le double fond de la mallette pour que tout saute dans une heure un quart. Trente minutes pour aller. Disons cinq minutes pour me remettre les plans ; ensuite il vous faudra trente autres minutes pour rentrer, ce qui vous en laissera dix pour désamorcer.
Mon calme me surprend moi-même. Je m’exprime lentement, à voix presque basse. Sans marquer de sentiments. Un robot. Une mécanique.
Je la prie de m’accompagner dans la cabine où Pinaud continue de batifoler avec le matériel.
— Tu tombes bien ! exulte l’aimable bonhomme. Regarde !
Je me penche sur l’écran où Béru continue de s’escrimer. Ce possédé du chibre a changé de partenaire. Cette fois, c’est avec Carson qu’il s’explique. L’impudeur de la môme me cisaille le moral. Tu la verrais jouer à la girouette, sur le braque au Formide ! Il est couché sur le dos, le Mammouth, les mains croisées derrière la nuque, tandis que cette fabuleuse enfant le monte à cru. Quelle fougue ! Quel déferlement ! Elle y va de toutes ses forces, ma sublime « conquête » ! A dada, à dada ! Quand je te disais que, depuis nos amours nocturnes, je ne la voyais plus pareille. Elle a perdu de sa magie et sais-tu pourquoi, Burnecreuse ? Parce que j’ai eu soudain la révélation qu’elle était nympho. Hystéro, la mère ! Elle essaie de camoufler ça derrière ses grands airs de biche hors d’atteinte ! En fait, elle a la rage du fignedé, la belle créature !
— Elle est partie rejoindre Béru comme une folle, m’explique Pinuchet ; on aurait dit qu’elle se trouvait en état second. Tu parles d’une dévorante !
— Coupe, ça m’écœure, grommelé-je.
Je suis tout froid, tout dévasté de l’âme. L’impression de me retrouver seul dans la foule, comme jadis, dans une fête foraine où m’avait conduit maman. Pendant que je tourniquais sur un manège, Félicie avait rencontré des amis et fait quelques pas avec eux. Quand le manège s’était arrêté, je m’étais cru abandonné. L’horreur !
Avec une rage froide, et sous le regard attentif de la blonde, je règle le détonateur de la valoche aux explosifs.
— Vous pouvez constater, ma chère dame : une heure quinze !
Qu’ensuite je dépose délicatement les explosifs sous les consoles et les écrans, point névralgique du local.
Si ça doit péter, j’espère que tout l’immeuble n’ira pas à dame !
— Viens, Pinuche !
— Et les deux polissons ?
— On les laisse. J’ai glissé un mot sous leur porte pour leur dire de décaniller tout de suite après leurs ébats.
— Tu es jaloux ? demande l’Ineffable.
— Non, c’est autre chose… Ecœuré et peut-être même désespéré quelque part…
— Tu aimais cette fille ?
— J’ai été fou d’elle.
— Il ne faut jamais être fou d’une femme, déclare le Docte. Moi, vois-tu, j’aime beaucoup Mme Pinaud, mais c’est plutôt de la tendresse que de l’amour et en tout cas pas de la folie.
Je l’ai embarquée avec son peignoir, la cheftaine et ses mules bordées de cygne. Pinuche avait une paire de menottes dans sa poche-revolver, alors on les lui a passées, pour être peinards, éviter ces vilaines surprises. Je conduis la voiture, Mémère à mon côté. Pinuche complète sa nuit en se délayant un peu de sommeil en poudre à l’arrière.
Je me dis que je suis vache d’être parti en abandonnant le Gros et Carson dans la poudrière. Et si du trèpe malfaisant se pointe et les neutralise ? S’ils s’attardent dans les locaux de l’Arabian Company et que tout leur explose sous le pif ? Dis, je deviens vermine dans la désilluse, mégnace. Bassement jalmince ! La revanche du cornard, je pratique ! Mauvais, mauvais ! L’homme qui perd sa sérénité pour sombrer dans les vengeries clapoteuses prend le chemin de l’indignité.
Je conduis avec hargne et rage. Je me roule dessus, mentalement.
La grosse blondasse me guide par brèves indications : la prochaine à droite… Tout droit jusqu’au pont de pierre, ensuite prenez à gauche…
J’obéis par routine. Automatisme.
La campagne est bioutifoule, vallonnée, boisée et rupine au soleil nouveau. Les constructions sont cossues, fleuries. Tu croirais jamais que la guerre est passée par là. Mais il y a déjà lurette. Le temps gomme tout ; refait les virginités.
On longe un petit lac charmant où de minuscules voiliers matinaux laissent la brise du morninge leur souffler au cul.
La route dont l’asphalte bleuté brille comme une peau de dauphin se met à serpentiner dans la montagnette. On entend égosiller les zizes dans les frondaisons pimpantes.
Ça se rétrécit un peu après un croisement. On file en direction de la forêt sombre. La vachasse me conseille de ralentir : comme quoi ça va être là, après le virage.
Et puis oui, en effet, c’est bien là : un petit chalet en bois brun foncé, presque noir, arc-bouté dans la pente et flanqué d’une pelouse vert pomme acide. Il y a des massifs de fleurs rouges, des ruches. Quelle plus forte image de paix pourrait-on souhaiter ? Les ruchers sont peints en jaune bouton-d’or, avec des toits en Eternit brun.
— Voilà ! fait simplement la radasseuse blonde aux chairs molles.
— O.K., descendons.
Je tire le flingue au silencieux.
C’est toujours un peu ridicule cet embout qui ôte sa pureté à l’arme. Ça fait plomberie, bricolage.
— Passez, je vous suis. A la moindre alarme je vous plombe !
Nous voici devant le sentier rechargé au ciment rose qui conduit à l’entrée du chalet.
— Appelez votre type, je veux qu’il vienne nous rejoindre.
Elle hèle, avec docilité :
— Professeur Lustseuche ! Vous pouvez venir, s’il vous plaît ?
On est stoppés à dix mètres de la maisonnette sombre. De la grande musique s’en échappe, renforçant la sérénité de l’endroit.
Un bonhomme paraît sur le seuil. Un gnome, pratiquement, sorte de Nimbus cordial. Petit, chauve, avec un gros nez chaussé de grosses lunettes à monture de cuivre. Il a un large sourire sans lèvres, pareil à une pastèque entamée. Il porte un vieux pantalon de coutil noir, un pull de laine à col roulé, avec, par-dessus, une espèce de gilet brodé, noir à motifs bleus. On pourrait croire qu’il est déguisé, l’apiculteur.
— Oh ! Martha ! Quelle surprise ! il exclame.
Et il descend vitement les quatre marches pour s’approcher de nous. Tout juste s’il ne se met pas à gambader de plaisir. Il louche si tant tellement qu’il ne doit pas lui être possible de regarder droit devant soi. Le voilà qui presse la main de la grosse avec une effusion de chef d’Etat serrant une louche homologue devant des caméras, sans seulement s’apercevoir qu’elle a des menottes aux poignets.
— Quel bon vent, Martha ? Il est rare que vous arriviez à l’improviste. Entrez, j’étais justement en train de prendre mon café, j’en ai une pleine cafetière, vous allez en profiter.
— Nous n’avons pas le temps, professeur, répond Martha. Je viens récupérer les plans que je vous ai fait apporter !
— Seigneur, déjà ? Mais je n’ai pas eu le temps de les étudier à fond ! C’est une invention passionnante, savez-vous ! D’une implacable nocivité, mais géniale ! Anéantir instantanément le sensoriel d’un individu tient du prodige. Imaginez, Martha, ce que peut ressentir un humain privé brutalement de ses cinq sens. Il n’entend plus, ne voit plus, ne sent plus, ne perçoit plus tactilement, ne peut plus goûter ! C’est être précipité aux enfers ! Une monstrueuse plongée dans le néant de la vie. Vous continuez d’être, mais vous n’êtes plus rien ! Un corps vivant qui ne reçoit plus la moindre information sur ce qui l’entoure. La souffrance par l’horreur de la déstabilisation intégrale ! Plus d’équilibre, le vide interne, le pire de tous !
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