— Meilleur que votre Antoine, mais un peu trop dolent. Il manque de mordant. A le regarder vivre, on a l’impression que son esprit est sans cesse ailleurs. Pendant que je vous tiens, commissaire, il faut que je vous dise de calmer votre fils. Il est au bord du renvoi. L’autre jour, il a failli violer l’une de ses condisciples pendant la récréation. Il l’avait entraînée dans le laboratoire de langues, pourtant fermé à clé, et voulait absolument la déculotter. D’ailleurs vous avez lu la lettre du surgé à ce propos puisque vous l’avez retournée signée.
— En effet, mens-je précipitamment, car ce bougre d’Antoine de mes deux a dû signer lui-même le document en mes lieu et place, tu parles ! Il a eu droit à une correction qui, je l’espère, portera ses fruits, ajouté-je.
Voilà l’autre pomme à l’eau qui fait la moue.
— Je ne crois guère aux châtiments corporels, monsieur le commissaire. Ce sont là des méthodes qui…
— Qui ont fait leurs preuves, coupé-je. C’est parfois à coups de pompe dans le train qu’on fait avancer l’humanité, mon cher ami. Si l’on donnait des sucres au lieu de coups de cravache aux chevaux de course au moment de l’effort final, ils ne gagneraient jamais.
Je l’abandonne à ses réprobations pour rejoindre le dénommé Malvut Bruno, qui m’attend, soucieux.
— Je vais être en retard, me dit-il. Maman va se faire du souci.
— Tu seras en avance puisque je te reconduirai chez toi en bagnole.
J’ajoute, en le défrimant du coin de l’œil :
— J’ai fait réparer le pneu que tu m’as crevé.
Le môme fait deux pas en avant et se campe devant moi, hardi, presque mauvais.
— Je ne vous ai pas crevé de pneu ! déclare-t-il sèchement.
— Quelqu’un t’a vu faire.
— Il s’est trompé ou vous a menti !
Son unique œil visible ressemble à la pointe d’une fléchette, deux vilains plis amers emprisonnent sa bouche comme des parenthèses ; il paraît vieux, soudain, ou plutôt intemporel. Il n’a plus d’âge, Bruno Malvut ; plus d’identité terrestre. C’est une espèce d’esprit matérialisé. A moins que je ne me raconte des berlues à son propos ? Du train où vont les choses de la suggestion, toutes les déviations sont envisageables.
— Admettons, rompé-je.
— Y a pas à « admettre », c’est la vérité ! insiste avec force le gamin.
— O.K.
Nous avançons en direction de ma Maserati meurtrie par l’attaque de naguère, que Toinet fait admirer à ses potes.
— Glande pas, mec, lui dis-je sèchement. Je te conseille de rentrer d’urgence au foyer, on bavardera de l’affaire du labo de langues et de cette lettre du surgé que j’ai signée par personne interposée.
Il vire écrevisse bien cuite, se casse en souplesse.
— Monte ! enjoins-je à Bruno.
Mais le mouflet n’a pas l’habitude des carrosses haut de gamme. Il bataille avec le poussoir d’ouverture et je suis obligé de lui venir en aide.
Lorsque nous sommes assis côte à côte et qu’on se met à rouler dans notre grande banlieue grise, qui se veut cossue mais se laisse gagner par les initiatives populacières des promos, une détente s’opère.
— Chouette caisse, fait le gamin impressionné. Vous pensez que je serais capable de percer les pneus d’une tire pareille ! D’abord, c’est un vieux qui vous a fait ce coup-là, l’autre soir, en bas de chez nous. Un vieux en guenilles qui dort près de chez nous.
— Tu l’as vu ?
Il marque un temps, baisse la voix et répond très vite :
— A ma façon.
— T’en « vois », des choses ! soupiré-je.
— C’est pas ma faute.
La phrase me remue. Il y a comme de la tristesse dans cet aveu. A croire que, quelque part, il se sent victime de son « don », le pauvre môme. Un don que ses camarades et ses profs connaissent bien mais dont, par un accord tacite, personne ne parle. On fait semblant de le considérer comme une sorte de gadget. Il annonce des choses qu’on accueille avec une désinvolture apparente mais auxquelles on croit en secret. Comme dans certaines campagnes reculées on croit encore aux jeteurs de sort en faisant mine de les prendre pour des zozos.
— Tu es au courant de ce qui m’est arrivé, Bruno ? questionné-je très vite, sans le regarder.
Au lieu de répondre, il déclare :
— Faites gaffe, il va y avoir une ambulance rouge qui va déboucher à plein tube, malgré le feu rouge, au carrefour prochain.
Je ralentis. L’avenue est peu encombrée. Les arbres dénudés brandissent leurs poings dans l’air cotonneux du crépuscule. Juste que j’atteins le carrefour dont les feux sont au vert pour moi, effectivement, une bagnole de pompier, rouge, déboule, sirène hurlante. Ce n’est pas une ambulance, plutôt un véhicule destiné aux sinistres modestes, tels que les feux de cheminée, les asphyxies au gaz ou les noyades. Je pile pour la laisser foncer en me demandant si, au moment de la prédiction de Bruno, la sirène de l’engin était déjà perceptible. Mon cartésianisme qui regimbe, tu comprends ? Ce phénomène, son papa excepté, tous les proches de Bruno le connaissent. On tente d’expliciter l’incompréhensible. Alors on s’accroche aux branches de la réalité.
— Tu n’as pas répondu à ma question, fiston : es-tu au courant de la cruelle mésaventure qui m’est arrivée ?
— Vaguement.
— C’est-à-dire ?
— Comme si que j’aurais rêvé.
— Rêvé quoi ?
— Qu’on cherchait à vous descendre dans cette tire.
— Raconte.
— Y a rien à raconter, c’est des impressions.
— Alors, parle-moi de ces impressions.
— Je voyais un mec s’approcher de vous avec une mitraillette tandis que vous alliez vous farcir une gonzesse.
— Et ensuite ?
— Vous plongiez sous le tableau de bord, mais vous preniez une balle en dessous de l’oreille droite et deux dans le haut du dos.
— Et elles me tuaient ?
Il renfrogne ; sur des charbons ardents, le biquet, pas heureux de cet interrogatoire qui semble lui coûter, arracher de son être d’étranges fibres sensibles.
— Je ne sais pas si elles vous tuaient, mais vous étiez naze apparemment.
— Alors ?
— Je me rebiffais, je ne voulais pas que vous seriez mort.
— Pourquoi ?
— Parce que vous êtes sympa et que vous allez avoir des choses importantes à faire plus tard, et aussi pour vot’ maman si gentille que je connais bien puisqu’elle vient souvent ramasser Toinet à la sortie.
— Tu as fait quoi ?
— Rien. Simplement, j’ai pas voulu.
Je baisse ma tête sur le volant.
— Tu aperçois une plaie quelconque sous mon oreille, môme ?
— Non, m’sieur.
— Pourtant, après l’attentat, mon veston était plein de sang !
— Celui de votre copine ? émet le « devin » en jean.
— J’ai porté mon veston au laboratoire de police pour une analyse expresse : il s’agissait bien de mon sang, petit mec .
— Ah bon ?
— Je suis A B négatif, un groupe très rare ; la fille qui m’accompagnait était A positif, ce qui revient à dire que mon veston se trouvait rougi par un sang que je n’ai logiquement pas pu verser puisque je ne portais aucune égratignure ! Tu aimes les mystères ?
— Non.
— Moi non plus. Dommage, hein, car celui-ci est de toute beauté ! Tu échafaudes une solution quelconque à un tel prodige ?
— Non.
— Puisqu’on parle à cœur ouvert, je dois te dire que j’ai eu, à la suite de l’attentat, l’impression d’être totalement paralysé et que les brancardiers m’ont déclaré mort. Et puis, au fond de mes ténèbres, je t’ai vu t’approcher de moi. Et alors je me suis retrouvé frais comme un gardon. Le miracle ! Ça te dit quelque chose, petit ?
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