— L’ambassade des Pays-Bas ? je demande.
— Exact. Elle y a passé une heure dix-sept minutes.
Quatrième photo. On voit une dame du genre dondon dodue embrassant Sonia sur le perron.
— Qui est cette personne ?
— L’épouse de l’ambassadeur.
— Elles paraissent très liées.
Mâ Jong approuve. Il me verse une recharge de J and B et me file un glaçon capable de faire rebelote avec le Titanic .
— Après cette seconde visite, elle est rentrée chez Martin Maldone, déclare ce privé aux pieds sales.
Je lève mon verre pour lui porter un toast.
— Joli travail, Mister Mâ Jong.
Il s’incline sans que son visage enregistre la moindre satisfaction.
— Estimez-vous en avoir pour mille dollars ? me demande Mâ Jong.
Honnête jusqu’au fin fond du slip, j’opine :
— Tout à fait.
Alors, le gros jaunassu de demander :
— En voudriez-vous pour mille dollars de plus ?
— Qu’entendez-vous par là ?
— Que je suis en mesure de vous fournir d’autres renseignements susceptibles de vous intéresser.
— Concernant cette femme ?
— Ainsi que son entourage. Vous m’aviez uniquement chargé de la suivre et de rapporter ses faits et gestes de la journée ; je me suis acquitté de cette mission à votre entière satisfaction. Il se trouve que j’ai eu la révélation de certaines choses qui ne devraient pas vous laisser indifférent puisque vous vous intéressez à elle.
— Êtes-vous bien sûr, Mister Mâ Jong, qu’elles vaillent mille dollars ?
Il hoche la tête.
— Question d’appréciation, dit-il, comme pour tout. Écoutez, vous m’inspirez confiance, je vais vous raconter ce que j’ai appris et vous me réglerez ensuite. C’est la première fois que je pratique ainsi. En Asie, ce procédé n’est pas pensable.
Flatté, je sors mon portefeuille. Y puise dix billets de cent dollars que je dispose en éventail sur la table basse.
— Vous êtes psychologue, Mister Mâ Jong. Vous saurez lire sur mon visage mon degré de satisfaction — ou de déception — et c’est vous qui déciderez de votre dû.
Quelques minutes plus tard, je prends congé de cet étrange personnage, soulagé des mille dollars. Je ne les regrette pas.
En repassant par l’ébénisterie, je constate que le groupe des « patineurs » s’est désorganisé. Maintenant il est en essaim et, bouche bée, regarde mon cher Béru qui vient de tous les remplacer au cul levé. Le bénouze en accordéon, son monstrueux dargiflard braqué contre la porte, il déferle de l’œil de bronze, l’artiste. S’amuse comme un fou. M’interpelle :
— Ah ! t’v’là, mec ! Si j’aurais su qu’je pouvais faire des œuv’ d’art av’c mes loufs ! T’imagines, toutes ces louises perdues ! J’en aye tant tell’ment balancé dans ma vie qu’on aurait pu gonfler un ballon dirigeab’ ! Ces niacs qui se met à huit pou’teinter c’t’lourde ! Vise ma pomme : j’viens de leur faire tout un panneau en moins d’dix broquilles ! Et question teintage, c’est du vrai ! Qui tient la route ! Eux aut’, les pauv’ y lâchent chacun un pétounet de rosesière et y laissent leur place au suivant ! Moi, vise un peu. À volonté !
Il se redresse, aspire un grand coup, puis se baisse et se comprime le bide des deux poings. S’en suit un tir nourri (au cassoulet) qui ressortit de la salve de mitraillette et de l’agrafeuse à répétition. En fait, il s’agit davantage d’un immense pet au ralenti que d’un chapelet de pétolons. C’est ample, généreux, noble et grave. On sent la puissance de l’artiste, ses réserves inépuisables, l’intensité de son action. Son anus marque une époque, fait fi des caprices intestinaux ; prend tous les risques, tel le skieur olympique qui se jette dans la pente au mépris des règles de l’équilibre.
Les petits hommes, domptés par sa verve impétueuse, restent sidérés devant ce souffle intérieur, plus ardent que celui de Vulcain. Ils regardent brimbaler l’énorme chopine de mon pote, autre objet de médusance pour ces sous-doués du paf. Quel est cet être énorme dont l’entraille a des accents de typhon ? Comment une pareille tempête peut-elle jaillir de son étoile du soir ? Il sème les vents à tout va ! Parfois, le panneau de bois vibre dans la bourrasque. Il tonne ! Tonne encore. Parfois, son tir émet une sorte de couac graillonnant. Béru stoppe alors un instant pour, à nouveau, s’emplir d’air. Il jette un œil sur le dernier impact, un peu plus teinté que le reste. Il dit « Faudra étaler au tamponnoir ». Ah ! l’intègre ! Toujours soucieux du travail bien fait ! Ah ! le sans-reproche ! Il repète déjà ! Pète à s’en décrocher la mâchoire. C’est un récital ! Toute la Cinquième adaptée pour son instrument ! Beethoven eût été fier de lui ! Mais non, je débloque : il était sourd !
— Tu viens, Gros, ta démonstration aura été parfaite et laissera des traces.
— Une s’conde, j’fais un’ retouche ! proteste-t-il.
Encore une belle série, puis il se reculotte, s’approche du panneau, considère son œuvre et, triomphalement demande :
— C’est chié, non ?
— Presque, lui dis-je.
La nuit, à Singapour, est féerique.
Beaucoup de lumières et de bruits pour rien. Une forme de liesse dans les rues populeuses. Les beaux quartiers, plus sages, n’en présentent pas moins, eux aussi, un air de fête. À première vue, tu as l’impression qu’ici tout le monde est joyce, rassuré. Les habitants de cette métropole apprécient leur bonheur de l’habiter. Ils sont dans un îlot de paix et de prospérité, à l’abri des conflits, des révolutions, des famines. Ça baigne, quoi ! Ils affurent de la fraîche et la dépensent à tort et à travers. Société de consommation poussée à son paroxysme. Les choses les plus abouties, les gadgets les plus hardis y sont en vente à des prix imbattables. Détaxés !
Le mot magique de notre époque à la gomme ! Détaxés ! Du moment que c’est moins cher qu’ailleurs , ils se jettent dessus, ces nœuds ! Duty free ! Tu les vois, dans les aéroports, les navrants, chargés de bouteilles de whisky et de cartouches de cigarettes, tellement heureux de les avoir eues à bon compte ! Ils se font chier à trimbaler ça, en plus de leurs bagages. Sûrs certains d’avoir opéré une bonne affaire. Ployant sous leur conquête ! Cent, deux cents balles d’économisés ! Le pactole ! L’aubaine ! Ça les rend malins à leurs yeux. Futés ! Combinards. Ils se peinturent avec des alcools dédouanés, travaillant leur cancer du poumon avec des cigarettes hors taxes ! La joie ! Le pied ! La crève en duty free ! Ah ! les chers imbéciles ! Les immensément cons ! Les duty friends . Les duty frenchs . Les duty frutti ! Ravaudeurs, rabioteurs, économistes de bouts de chandelles romaines !
Bérurier qui pédale met brusquement pied à terre devant le massif fleuri d’un parc public. Il se calfeutre les joyeuses et déclare :
— Écoute, Sana, on go to où est-ce commak ? Tu t’figures qu’ j’m’en vas tirer vos viandes toute la noye ? D’abord, j’ai les crocs. Ensute, j’sus vanné.
Ainsi pris à partie, je juge opportun de déballer mes batteries :
— D’après ce plan de la ville-nation, t’as encore trois blocs à parcourir, Gros.
— Et puis ?
— Et puis nous serons à pied d’œuvre.
— Et c’est quoi-ce, à pied d’œuvre ? Au pied de quelle œuvre, d’abord ?
— Chez le beau-père de la belle Sonia. Il donne, cette nuit, une réception d’un genre particulier.
— T’es invité ?
— Oui.
— Par qui ?
— Par moi-même.
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