Donc, le gonzier à la paupière tombante n’aurait pas menti ? Je te dis qu’on va finir par y arriver !
Ça nous prend beaucoup de temps. Rien de plus délicat que d’assembler les éléments épars d’aveux arrachés sous la contrainte pour, au fur et à mesure, constituer un puzzle pas trop bancal qui finisse par exprimer une vérité plausible.
Cela ressemble un peu à la composition d’un portrait-robot. On procède par tâtonnements et même, quelquefois, par divination. On obtient un détail qui vous comble d’aise, on croit qu’il est essentiel au portrait, et puis d’autres surgissent, qui le neutralisent, et on en arrive à le mettre au rebut en découvrant qu’il ne s’intègre pas dans l’esquisse qui commence à poindre.
Alors que nous sommes en plein turbin, la mère Cathy vient sonner à la porte. La soirée qui s’avance commence à la faire tourner en béchamel. Elle a besoin de réfections urgentes, mais son miroir manque d’éloquence à la mauvaise lumière des lampes et elle ne recharge pas son immense bouche de mérou qui, délayée, s’étale sur tout le bas de son visage ; non plus que le bleu de ses paupières qui pourrait donner à penser qu’un julot irascible vient de lui mettre une toise. Elle est carnavalesque, la dame voisine.
— Je venais voir si un café vous ferait plaisir ? dit-elle.
Elle a troqué sa robe pour fandango de brasserie sévillane contre un déshabillé à fleurs, fendu jusqu’aux seins et décolleté jusqu’au pubis.
Je lui réponds que non, merci bien, on s’apprête à dormir. Mais voilà que Béru, alerté par un organe féminin, abandonne ses « clients » et se pointe, joli cœur en diable.
— Qu’est-ce y a pour son service à ce petit trognon ? roucoule l’éléphant d’Afrique en roulant des charmeuses.
— Elle venait nous proposer du caoua.
— Riche idée !
— Tu veux qu’elle voie nos potes d’à côté, Gros ?
— Non, mais j’vas faire une pause-café : je commence à fatiguer d’ m’êt’ tant tell’ment dépensesé.
Il saisit Cathy par la taille et l’embarque sans attendre mon avis.
Il n’a pas tort, mon gros Nounours : la fatigue se met à peser lourd.
D’ailleurs, le « renard » Pinaud a moulé ses recherches pour entamer une dorme de champion dans son fauteuil. Moi je retourne aux deux délabrés qui portent les stigmates d’un interrogatoire béruréen extrêmement « poussé ». A les voir, on peut les croire rescapés d’un accident de chemin de fer. Ils ont des gueules de post-déraillement. Leurs costards sont en lambeaux et il y a dans leurs regards cet abattement plein de langueur des poilus de retour de Verdun.
Nous les avons remis ensemble et ils savent qu’ils ont l’un et l’autre doublé le Syndicat.
Le Ricain, qui prétend s’appeler Steve, demande avec les deux boursouflures qui remplacent son ancienne bouche :
— Et maintenant ?
Pour lui, son siège est fait : il va prendre une bastos dans le cigare avant l’aurore. Quelle autre conclusion donnerait-il à nos brèves relations, s’il était à ma place ?
Et moi, comme lui, je me susurre dans les touffeurs de ma gamberge : « Et maintenant ? »
Ces deux bandits sont flambés, comme que comme [24] Expression helvétique signifiant quelque chose comme : « de toute façon ».
.
Quand ils vont retourner au bureau, leurs employeurs verront tout de suite qu’ils sont passés à la moulinette et, dans le triste état où ils se trouvent, ne douteront pas qu’ils ont parlé. Pour en avoir le cœur net, ils les « entreprendront » à leur tour, si bien que ces deux zouaves n’ont pas une chance sur un milliard de s’en tirer.
Ce que j’éprouve à cette perspective ressemble presque à de la gêne. Ça a beau être des meurtriers, je ne suis pas fier de les avoir précipités dans une pareille fosse à merde.
— Maintenant ? répété-je à intelligible voix. Maintenant, il ne vous reste qu’une solution, les gars : vous faire foutre au trou dix ans, car le monde sera trop petit pour vous puissiez échapper à votre putain de Syndicat. En partant d’ici, braquez une banque ou une bijouterie et laissez-vous serrer par les perdreaux.
Un filet rouge dégouline de ses commissures.
— Vous croyez que la taule est une protection contre le Syndicat, vous ! Il y est aussi actif qu’ailleurs. En moins d’un mois on nous retrouverait pendus dans notre cellule, suicidés comme la bande à Baader !
Et puis on en est là de leur destin quand voilà Pinuche qui paraît, le regard encore chassieux de sommeil.
Oui, il entre, de sa démarche flottante qui donne à croire que c’est le pli de son falzar qui lui permet de se tenir debout.
Mais pourquoi tient-il ses deux mains levées au niveau de ses épaules de héron ?
Je te dis ?
Parce qu’il a le canon d’un flingue dans le dos.
Et le mec qui tient le canon du flingue est un immense gaillard, à la frime grêlée, au nez aplati par des chiées de coups de poing, ce qui lui compose la tête d’un chourineur comme on en trouvait plein les films B américains en noir et white .
Le plus beau est qu’il n’est pas seul, ce galant. Une dame l’escorte (ou alors c’est lui qui accompagne la personne du sexe). Et l’égérie n’est autre que la gonzesse qui se trouvait en compagnie de Witley Stiburne lorsqu’il est venu nous rendre visite au motel de l’Indien, à Morbac City. Tu te souviens ? La garce s’est tirée pendant l’échauffourée (lait chaud fourré). Eh bien, la revoilà, mon pote. Toujours aussi mastoc et locdue, fagotée comme une qui, autrefois, faisait payer les chaises dans les jardins publics. C’est marrant : je l’avais oubliée, cette niqueuse ; et puis tu vois, le retour écœurant…
Elle est chargée, elle aussi : un chouette calibre à crosse d’ivoire que son petit garçon a dû lui offrir pour la fête des mères.
Elle me dit :
— Avec le vieux, placez-vous côte à côte contre le mur du fond, les mains levées et appuyées contre la cloison.
Le Ricain Steve, dominant sa mélancolie naturelle, se met à claironner, d’un ton qui se voudrait joyeux :
— Hello ! Miss Bulitt ! Vous arrivez à temps, regardez ce que ces salauds nous ont fait pour essayer de nous faire parler.
Miss Bulitt, tu sais, mérite qu’on la regarde de plus près, vu que c’est un personnage hors du commun. Elle a les joues molles et blafardes, constellées de points noirs gerbants, un triple menton, des cheveux d’un roux queue de vache, frisottés sur le front, un pif épaté sur lequel végète une sorte de fraise écœurante.
J’ignore si un mec se dévoue pour lui frictionner la tubulure, en tout cas, dans l’affirmative, la prouesse relève de l’héroïsme ; mais elle a un aspect trop hommasse pour laisser supposer qu’elle a des mœurs orthodoxes. Chemise déboutonnée qui laisse admirer un soutien-tripes pas propre, le jean qu’elle portait lors de notre première entrevue si fugace et un blouson de toile verte, tout froissé, avec du faux daim aux coudes.
D’emblée, à la manière dont Steve vient de s’adresser à elle, je comprends que cette vache est une huile dans « sa branche », dotée de pouvoirs étendus.
— Et vous n’avez pas parlé ? questionne-t-elle en s’approchant de son camarade de régiment.
— Vous nous connaissez, Miss Bulitt ! se défend le gars avec une énergie qui sonne aussi vrai que le baratin d’un marchand de tableaux.
Elle sourit et, de sa main libre, extrait du blouson un appareil chromé, à tête noire gaufrée.
— Tu oublies mon petit micro directionnel à infrarouge. Ça fait presque une heure que je suis dans la rue, au volant de ma voiture, à attendre Burky.
L’autre défaille, se tait.
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