SAN-ANTONIO
FOIRIDON A MORBAC CITY
ou
LE COW-BOY SUISSE
Roman de classe internationale
A tous mes amis suisses qui ne sont pas cow-boys.
A tous mes amis cow-boys qui ne sont pas suisses.
Avec ma jubilation bien crémeuse.
SAN-ANTONIO
1
CHAPITRE CONTREPÉTEUR
QUI MET LE PEU AUX FOUDRES
L’homme était vêtu d’une redingote noire sur le dos de laquelle on avait cousu des caractères blancs qui disaient : « Sauvegarde de la langue française ». Un chapeau claque complétait son accoutrement.
A son côté marchait un individu sans importance, habillé d’un jean et d’un pull-over jaune et qui portait un seau de peinture à chaque main (noire à gauche, blanche à droite).
L’étrange couple se déplaçait, le nez au vent. Le personnage à la redingote était grand, maigre et soucieux, son compagnon petit, roux, avec un œil sartrien et paraissait accablé d’un grand inconfort cérébral.
Soudain, sur décision du grand maigre, ils stoppèrent devant un mur aveugle sur lequel un tagger bien informé avait écrit « Les cons sont parmis nous ». Cet homme de vérité souffrait de lacunes orthographiques puisqu’il avait écrit « parmi » avec un « s ».
L’homme à la redingote parla à son assistant, lequel lui présenta le seau de peinture blanche et le correcteur de graffitis anéantit le « s » inopportun.
C’est pendant qu’il rectifiait la faute intempestive que nous le reconnûmes.
— Monsieur Félisque ! égosilla Béru.
Et c’était bien notre vieil ami Félix, le professeur, en effet. L’homme qui possédait la queue du siècle ; un membre de pachyderme, long de cinquante centimètres et au diamètre infernal. L’âge de la retraite anticipée venu, le digne homme avait tenté de rentabiliser cette anomalie de la nature en l’exposant dans une baraque foraine, mais, nonobstant notre époque dépravée, la police avait mis le holà à ce qu’elle considérait comme une atteinte aux bonnes mœurs et j’avais eu quelque mal à tirer l’ancien prof de ce mauvais pas.
Nous sortîmes de ma voiture en stationnement illégal devant la porte d’un suspect et hélâmes le surmembré.
Il exécuta une volte, nous reconnut, et un sourire de casse-noisettes, déchira sa face ascétique.
— Je le savais ! déclara-t-il en tirant loin de sa manche une main de squelette gantée pour nous la présenter.
— Tu savais quoi-ce, pion ? interroge le Gros.
— Que nous allions nous rencontrer : mon O second m’en avait averti.
— Ton quoi donc ?
— Mon O second. Il m’apporte plein de flashes ; je le travaille beaucoup et j’entrevois le moment où un pan de mon obscurité cérébrale s’écroulera.
— T’aurais pas le cervelet qui décapote, mec ? s’inquiète le Mastard.
Nous décidons de marquer l’événement de notre rencontre, non pas d’une pierre blanche, mais d’une bouteille de blanc, aussi nous rabattons-nous sur le Bar des Prophètes , situé à une traversée de rue.
Curieux cortège que nous formons là. Avec sa redingote d’homme-sandwich, Félix ressemble aux charlatans de jadis qui parcouraient les foires, arrachant des dents, vendant des élixirs de longue vie (Longwy), des révulsifs contre les refroidissements, des sirops salutaires en cas de règles douloureuses et des almanachs pleins de gaudrioles et de prophéties. Son « assistant » à tronche d’ahuri n’est pas mal non plus dans son genre, avec ses seaux de peinture, sa chevelure flamboyante et son expression candide.
Un bref conciliabule avec le tenancier du bistrot amène sur notre table une bouteille d’un alsace évasif, qui a la couleur de l’alsace, le goût de l’alsace et qui est bel et bien de l’alsace.
Nous entretenons des relations épisodiques avec le prof. C’est un de ces personnages étranges et pittoresques qui est attachant et qu’on est ravi de retrouver, mais qui ne s’attarde jamais bien longtemps dans votre vie. Il appartient à la race de ceux que je nomme (ayant lu Kipling, entre autres) : « les chats qui s’en vont tout seuls ». Venu à toi, il se frotte à tes jambes, ronronne, lape le lait que tu lui proposes, s’endort devant ta cheminée, et puis il disparaît silencieusement pour ne se remontrer que beaucoup plus tard. Mais tu l’aimes ainsi, sachant bien qu’il ne sera jamais autrement et que sa présence constitue un bien précieux dont il se montre chiche.
— Qui c’est, ce mecton qui t’accompagne ? interroge Alexandre-Benoît.
M. Félix a un sourire de mouton frileux.
— Ma dernière trouvaille, révèle-t-il : le marquis de Lagrande-Bourrée ; un être exquis, aboutissement d’une lignée exténuée par des mariages trop consanguins ; il est à la lisière de la normalité, comme vous l’aurez déjà constaté, et d’une fidélité exemplaire qui m’émeut.
— Dis-moi pas qu’tu l’fourres ! s’exclame le Gros ; toi, changer d’orientation, à ton âge !
— Comment sodomiserais-je qui que ce soit avec le phallus dont je suis doté ! pouffe Félix. J’ai déjà tant de mal à découvrir chez les femelles chaussure à mon pied !
— Ah ! bon, se calme l’Enflure ; et à part ça ?
— A part ça, la vie va l’amble, mon bon. J’ai trouvé une aimable et passionnante sinécure avec cet emploi de correcteur de graffitis ; ce n’est pas le pactole, mais cette tâche ajoute un peu de beurre dans les épinards de ma pension.
Me jugeant plus apte que mon poussah à comprendre l’utilité de sa mission, il s’explique :
— Récemment, lors d’un symposium consacré à la défense de la langue française, j’ai fait valoir au ministre de la Francophonie, l’importance du graffiti qui interpelle tout un chacun et que tout le monde lit obligatoirement. Je prétends qu’il est plus fâcheux de lire une faute d’orthographe ou de français écrite au goudron sur un mur qu’à l’encre d’imprimerie sur une page du Monde . Le graffiti oblitère l’esprit et ses éventuelles scories s’y fixent comme la mousse sur une souche. Les corriger est à mon avis une mesure d’urgence. Le ministre en est convenu et m’a donné carte blanche pour tenter d’enrayer le fléau, ce à quoi je m’applique à longueur de journée.
« Pour l’heure, je me charge de Paris et de sa périphérie, mais je crée des sections en province. Lyon, Grenoble, Bordeaux, Toulouse, Angers et Bourges, villes sensibles à la culture, me suivent déjà dans cette croisade. Par contre, Marseille ne m’a pas répondu ; il est vrai que là-bas, soixante pour cent des inscriptions murales sont rédigées en arabe ! »
Il déguste son Riesling d’épicerie et me déclare :
— Les gazettes m’ont appris votre promotion éblouissante, San-Antonio. J’eusse dû vous écrire mon compliment, bon ami, mais je déteste toutes les formes de flagornerie. Féliciter un homme pour son ascension sociale, ses distinctions, mariages, procréations et autres turlurades fait raidir mes doigts sur mon porte-plume.
D’une mimique je lui accorde mon absolution.
Il boit un second verre, ce qui incite Béru à commander un nouveau flacon du même sous-produit.
— Je suis bien aise de vous rencontrer, ce jour, Antoine, car vous avez en face de vous un homme en pleine expectative.
Il fouille sa redingote et extrait un papier format commercial américain, plié en quatre, qu’il me tend avec deux doigts badins.
— Naturellement, vous lisez l’anglais ? me demande l’Eminent.
J’opine.
Et lis.
Papier à en-tête de
SMITH, SMITH, LARSON AND AGAIN SMITH
10999 AT W 18
SUNSET BOULEVARD
LOS ANGELES
La babille est adressée à Mister Félix Legorgeon, 119 rue du Chemin-Vert, PARIS.
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