— C’est le château de la Belle au Bois dormant ! fait cet homme d’aventures.
M’man est déjà réveillée, déjà debout, déjà accueillante.
— Je vais vous préparer du vin chaud, propose-t-elle, à moins que vous ne préfériez un bon grog, monsieur le directeur.
— Le vin chaud est aphrodisiaque, glissé-je.
Le Dabe reste impavide.
— Va pour un vin chaud, dit-il comme s’il n’avait pas entendu ma remarque.
Puis, désignant le bivouac :
— Qui sont ces gens ?
— Les protagonistes de l’affaire Marmelard, monsieur le directeur.
La force de l’habitude : voilà que je lui donne du « monsieur le directeur », à lui dont je suis l’égal légal.
J’ajoute :
— Vous n’en voyez là qu’une partie, les autres se trouvent qui dans une chambre, qui à la cave.
Il se dépelisse, avec l’assistance de Toinet.
— Voilà un garçon qui ira loin, m’assure-t-il en lui caressant la joue en vrai papa gâteux. Où peut-on parler à son aise ?
De nouveau le petit salon-burlingue. Je lui propose le fauteuil, Toinet et ma viande héritons du canapé.
— Comment êtes-vous rentrés de Genève ? demandé-je, histoire d’amorcer la parlotte.
— En reprenant l’avion qui nous y a conduits, pardine !
Pardine ! Y a plus que le Vioque pour user de cette interjection surannée (dérivée de « pardieu »).
— Bon voyage ?
— Un brouillard de chien au départ ; on a décollé par miracle.
Toinet ajoute :
— On avait les jetons de ne pas s’envoler, à cause de la prisonnière.
— Quelle prisonnière ?
— Ben, la personne qui a organisé l’assassinat de Marmelard !
— Elle vous a suivis de bonne grâce ?
— Justement pas, c’est pourquoi nous redoutions de rester en rideau à Cointrin.
— De nos jours, on n’enlève pas les gens, quels qu’ils fussent !
— Ecoutez-le, Antoine ! fait le Tout-vioque à mon rejeton. Voilà que San-Antonio se met à nous parler de principes et de légalité ! Lui qui m’aura fait les pires chenillages des années durant ! On a raison de dire que la fonction crée l’organe !
Pas le moment de lui rentrer dans le chou. Je prends mon frein et me mets à le ronger comme un os de poulet.
— Comment vous y êtes-vous pris ? reviens-je-t-il à la charge.
— La manière forte, p’pa.
— C’est-à-dire ?
— C’est une dame qui aime la picole. Quand on s’est pointés, elle dégustait un verre de Drambuie : je lui ai fait finir la bouteille qui était presque pleine.
— De force ?
— De force.
— Ça, il est énergique ! renforce Chilou. Et Dieu qu’il sait s’y prendre !
— Après le Drambuie, reprend Toinet, elle se marrait comme une fofolle et nous aurait suivis jusqu’en Australie si on le lui avait demandé.
— Et c’est qui, cette mystérieuse dame ?
— Ne le lui dites pas encore, mon petit lapin, égosille le Daron, qu’il mijote un peu dans la curiosité ! Et d’abord, c’est lui qui doit nous dire où il en est de son enquête.
Les deux derniers mots sont bourrés d’ironie.
— Bon, fais-je, vous voudrez bien me pardonner, Achille, mais je tombe de sommeil et je monte me coucher. Antoine, puisque vous faites équipe tous les deux, tu t’occuperas de monsieur !
Je les plante là. Ils sont sciés, ces deux glandeurs, le vieux plus encore que le jeune.
Une pincée de secondes, puis Chilou surgit dans le vestibule :
— Antoine ! Vous croyez que c’est une heure pour jouer au con ?
— Non, mon cher Achille, et c’est bien pour cela que je monte me coucher !
— Allons, revenez, nous avons passé l’âge des enfantillages !
Je reviens.
Maman apporte le vin chaud.
— Vous n’êtes pas contre la cannelle, monsieur le directeur ? s’inquiète la chérie adorée de son fils.
— Au contraire.
— Et c’est terriblement aphrodisiaque, remets-je la gomme.
— Ah ! je l’ignorais, répond l’assassin d’Hector, d’une voix faussement indifférente.
Il souffle sur le breuvage dont on lui promet monts (de Vénus) et merveilles.
Il dit, soumis, à travers la vapeur odorante de la grande tasse :
— Eh bien, mon petit garçon, dites à papa.
Le môme me sourit affectueusement.
— J’ai donc fait à M. le directeur un compte rendu détaillé de nos pérégrinations genevoises et il a décidé de reprendre l’enquête là-bas. Pendant le voyage en jet privé, il n’a cessé de me poser des questions. A la fin, il m’a dit : « Il y a un personnage que vous avez comme escamoté, votre père et vous. Et c’est… »
Je l’interromps en plaquant ma main sur sa bouche.
— Moi qui le dis le premier, Toinet !
— Ah ! vraiment, ricane mon alter ego (centrique) avant de se cogner une breuvée de vin chaud. Je suis curieux de l’entendre.
— Une certaine Marika Feder qui tient la galerie de tableaux de la dame Bergovici.
Je les cloue. Le barbon cloaque de la trappe. Son râtelier pète un joint de culasse et prend de la gîte par bâbord.
— V vvvvous, vous le savonniez ? fait-il à blanche voix.
Ma franchise éternelle :
— A vrai dire, je ne le sais que depuis cette nuit.
— De qui le ternissez-vous ?
— Du sieur Azzola, l’homme damné de feu Marmelard. Il est enchaîné dans notre ex-cave à charbon. J’ai pu le confondre et l’ai acculé dans ses derniers retranchements. Ce type est un ancien agent au service des Soviets. Une taupe infiltrée à Paris depuis bien des années. Il était très lié à Roger Marmelard et il est devenu une sorte d’associé de ce dernier. Quand les affaires de la société de transports ont battu de l’aile et que son ami Roger s’est trouvé aux abois, il lui a proposé de travailler en marge de ses occupations habituelles.
« Pris à la gorge, le beau Marmelard a accepté de sortir du droit chemin, comme on dit dans les manuels d’instruction civique. Il s’agissait de récupérer à l’Est des armes de tout poil, des techniques avancées, et de les faire entrer en France pour, ensuite, les fournir à des associations terroristes. C’est ainsi qu’ils procurent du matériel de mort aux Basques, à l’I.R.A., au F.I.S. islamique et à beaucoup d’autres combattants de la nuit, en France, en Italie, en Angleterre et ailleurs. Le tandem Azzola-Marmelard avait d’autres partenaires, dont Marika Feder qui traitait les achats à l’Est, tandis que nos deux copains s’occupaient des ventes à l’Ouest.
« Ils se goinfraient tous à qui mieux mieux. Seulement des services internationaux veillaient, se montraient trop curieux et trop actifs, et ça commençait à coincer. Des brigades de répression infiltraient peu à peu les compagnies aériennes, se constituaient des agents de surveillance parmi le personnel navigant. Les trafiquants le savaient, qui, de leur côté, organisaient des éléments de contre-espionnage, si je puis dire. Azzola et Marmelard recevaient des tuyaux relatifs aux gens dont ils devaient particulièrement se méfier.
« Ainsi, mon Toinet, cette liste de gens navigants que tu avais détectés et que nous avions dressée comportait, non des complices, mais des adversaires du réseau. Et nous, braves cons, de leur injecter du sérum de vérité, alors qu’ils étaient de notre bord, les pauvres, à l’exception (là je baisse le ton) d’un employé au sol, le père de la petite Claudette, qui leur servait de facteur et qui fut liquidé par des complices à eux car il donnait des signes de frousse. »
— Mon Dieu, balbutie mon Toinet, une si gentille gosse, si fraîche, si pure. Il va falloir que je m’occupe d’elle !
— Pas nécessairement, mon fils ; pas nécessairement, lui réponds-je.
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