Tout de même, le père Azzola tente de réagir. M’ayant reconnu et sachant que j’enquête sur la mort de son patron, il n’est en fait surpris que par le lieu où on l’a conduit.
Il me lance :
— Est-ce légal que de mobiliser des gens en pleine nuit pour les amener dans un endroit inconnu d’eux ?
Je secoue la tête :
— C’est résolument illégal, monsieur Azzola, comme il est illégal de faire assassiner les gens ou de se livrer à des trafics louches qui ont pour but d’alimenter en matériel de mort ce que l’Europe occidentale compte comme groupuscules terroristes.
Cette tarte à la crème dans la gueule, mon neveu ! Il en prend partout, le grêlé : les mirettes, trous de nez, portugaises, gencives.
Il réussit à articuler :
— Je ne comprends pas ce que vous dites…
Je lui souris cruel.
— Ça va très bien s’arranger : j’ai le reste de la nuit pour vous expliquer.
Je contemple l’assistance d’un œil sûr de lui et dominateur.
— Vous êtes ici, mesdames, mademoiselle et messieurs, à mon domicile privé. J’ai pensé que nous y serions plus à l’aise pour éclaircir les situations ambiguës et vider les abcès. Les aspects officiels de la chose se traiteront plus tard, en des lieux plus conformes. Ce que j’entends auparavant, c’est « toiletter » la situation. Depuis l’assassinat de Roger Marmelard, nous sommes confrontés, nous autres flics, à une foule de pistes dont la plupart débouchent curieusement sur des affaires, également criminelles, mais qui sont sans rapport avec le meurtre de Marmelard. Il est intéressant de constater que lorsqu’on remue la vase avec un bâton de gendarme, il en sort beaucoup de bestioles abjectes que l’on ne cherchait pas.
Je me sers un verre de Beaumes de Venise, domaine de Coyeux, que Maria 4 a monté au hasard, séduite par sa couleur et le conditionnement du flacon, ce qui prouve qu’elle possède quelque part un indiscutable tempérament artistique.
Je savoure le vin divin, le fais rouler dans ma bouche et l’avale à regret [14] Certes, ces notations œnologiques sont sans rapport avec ce superbe récit péripétique, mais elles permettent de mieux situer le personnage que je suis, et dont la bonne viverie prouve une sérénité corporelle et spirituelle indéniables.
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— Je vais avoir un entretien privé avec chacun de vous, assuré-je. J’aimerais commencer par vous, madame Ravachol.
Elle s’incline et se lève. Nous gagnons le tout petit salon-bureau près de l’escalier.
La dame Mado rentrait d’un dîner chez des amis quand le sire de Pinuche s’en est venu la quérir avec sa Rolls, de même que sa grande fifille. Voilà pourquoi elle porte une robe en lamé et un vison dark, des boucles d’oreilles mahousses comme des encensoirs, un pendentif fait d’une émeraude d’un seul tenant et un solitaire qui, vu son prix, ne pourrait pas se permettre d’être deux.
— Vous progressez, monsieur le directeur ? me questionne-t-elle en croisant haut ses jambes pour me découvrir ses cuisses qui ne m’excitent pas davantage qu’une tondeuse à gazon au rayon jardinage du B.H.V.
— Je vais ! réponds-je mystérieusement. Madame, je dois maintenant exprimer des choses qui vous amèneront probablement à vous récrier ; soyez gentille, soyez fair-play : n’en faites rien. Des protestations, voire des dénégations, ne changeraient pas la finalité de la chose. Votre intérêt est de coopérer loyalement avec moi, ainsi vous économiserez de l’énergie et obtiendrez de biens meilleurs résultats.
Elle a déjà pâli ; ses doigts décrivent des « 8 » autour du solitaire et sa poitrine dûment hissée à la surface de son décolleté à l’aide de judicieuses baleines, se met à faire l’appareil respiratoire de secours.
— Allons-y, chère Mado, me permets-je-t-il, conscient qu’un peu de familiarité mettra de l’huile dans mes questions. Premièrement, vous n’ignoriez pas que votre fille couchait avec votre amant, n’est-ce pas ?
Sursaut de la dame !
Regard d’acier de l’illustre Sana.
La dame qui d’ordinaire baisse culotte, baisse maintenant pavillon.
— Je m’en étais aperçue, convient-elle.
— Vous avez alors eu l’idée d’une vengeance qui pouvait devenir génératrice d’argent : photographier le couple au cours de ses ébats pour, avec les photos compromettantes, faire chanter votre volage amant.
Début de protestation de la dame qui ouvre la bouche grande comme le coffre d’Harpagon. Regard d’acier de l’éminent Policier.
La dame referme sa clape. Un instant seulement. Car elle ajoute, catégoriquement :
— Exact. J’ai fait prendre ces photographies par un ami embusqué sur la terrasse, mais au grand jamais je n’ai pensé faire chanter Roger !
— Vous vous êtes contentée d’envoyer la photo la plus hard à son épouse ?
— Exact.
— A qui d’autre encore ?
— C’est tout !
— Qu’espériez-vous, en agissant de la sorte ?
Elle hausse les épaules.
— Que peut-on espérer d’une vengeance ?
— Vous vous êtes dit que Christine Marmelard montrerait le cliché à son époux ; que ce dernier serait épouvanté, à cause de vous dont il redoutait des réactions violentes en tant que maîtresse et mère bafouée ?
— Oui, sans doute.
— Vous n’aviez pas d’autres buts que de gâcher ses amours avec Marie-Catherine ?
— Aucun.
— Quelle est votre conviction intime concernant l’assassinat de Marmelard ?
— Sa femme l’a fait tuer ! assure-t-elle en me regardant fixement.
— Etait-ce le meilleur moyen de recouvrer sa liberté ? Avec la photo en question, le divorce était dans sa poche !
— Un divorce implique le partage des biens ; supposez qu’elle ait tout voulu pour elle ?
— Vous êtes une drôle de femme, laissé-je tomber doucement (pas que ça se brise).
— Chacun lutte avec les armes qu’il peut. Ce que j’ai vécu était intolérable.
— Oui, je comprends, réponds-je avec sincérité, la situation était inconfortable.
Je retourne au salon, fais signe à Béru.
Il se pointe, pompette d’avoir vidé deux bouteilles de Château Palmer 1966 (3 ecru classé de Margaux). Du Palmer à ce goret ! Connasse de Maria 4, j’aurais dû descendre moi-même à la cave.
— Monte dans la chambre d’ami avec Mme Ravachol et tiens-lui compagnie jusqu’à nouvel ordre ; je ne veux pas qu’elle ait de contact avec les « sucepets » en attente. Et tâche à être correct, surtout !
Le Gravos, indigné :
— Pour qui me prends-tu-t-il ! J’sus d’la race des gentlemans, bordel à cul de merde !
Exeunt les deux dans nos hauteurs clodoaldiennes.
Je demande maintenant à la fille Ravachol de me suivre.
Pas plus intimidée qu’à notre first entrevue, la nympho.
Comme la première fois, je lui brandis la photo compromettante qui la représente embroquée sur le chibre de Marmelard.
— Depuis que nous nous sommes vus, votre mère vous a parlé de cette image pieuse ?
— Pourquoi m’en aurait-elle parlé ? Elle la connaît ?
Je m’abstiens de répondre, vu que c’est ma pomme qui interroge, et non cette pécore au minou brûlant.
— Roger Marmelard ne vous l’avait pas montrée, les jours précédant son assassinat, ni fait allusion ?
— Absolument pas ! Avant que vous ne veniez à la maison, je ne soupçonnais même pas son existence.
— Question subsidiaire, à laquelle vous n’êtes pas obligée de répondre : qui a fait tuer Marmelard, selon vous ?
— A qui le crime profite-t-il ? répond-elle sans se départitionner de son calme, peu courant chez les ados.
En voilà une qui va nous accomplir une belle trajectoire si les gros cochons ne lui bouffent pas trop le cul !
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