— Moive, j’t’ suis ! décide Béru.
Il tend la main à son hoir :
— Amène-toive, mon bijou, j’vas t’faire voir du pays !
— Tu te fous de moi ! pesté-je. Aller enquêter à Genève avec ton affreux moutard !
— Mercille du compliment ! balbutie tout à coup Alexandre-Benoît, terrassé.
Et il pleure de vraies larmes issues d’une vraie peine.
— Oh ! merde, ne me joue pas la grande scène de la répudiation, soupiré-je. Amenez-vous, les ogres ; après tout, vous me changerez les idées !
Nous enjambons (de Bayonne) le Vieux pour gagner plus vite la sortie.
Bérurier soupire en lui lançant un regard miséricordieux :
— Franch’ment, j’croive qu’il a eu été, l’Achille !
* * *
Naturellement, Apollon-Jules ne va pas rater une aussi belle occasion de gerber dans le petit Jet flambant neuf ! C’est leur malédiction, chez les Bérurier, la dégueulasserie intégrale : scatologiques, hirsutes, dégueulatoires, mal embouchés.
Je n’ignore pas que certains de mes lecteurs (ceux qui sont un peu cons, donc une infime minorité), tordent le nez quand je raconte trop réalistement leurs excès et pauvretés, aux Bérurier. Mais pourquoi ne pas relater ce qui est, du moment que cela est ? Filtrer les faits et les dits, c’est les émasculer, les dénaturer. Tartes aux fraises pimpantes ou flaques de dégueulis appartiennent à l’existence. Elles sont de nous !
Le valeureux papa s’emploie à réparer les dégâts sous les maugréments du pilote. Ce n’est pas une sinécure d’avoir un mouflet pareil à garder ! L’institutrice du poussah en sait quelque chose, le môme rampant sous ses jupes quand elle a le dos tourné ou se tapant déjà un rassis devant ses condisciples pendant le calcul. Il reste proche de la bête, Apollon-Jules.
En cours de vol, et nonobstant les débordements (c’est le mot juste) de Bérurier bis, j’ai mis au point un plan d’action immédiate.
En débarquant, j’ai la satisfaction d’être attendu, au bas de la passerelle, par deux inspecteurs de la Sûreté genevoise : le blond Strückbach et le brun Fidélio, garçons d’une trentaine d’années qui demeurent perplexes en me voyant en compagnie d’un gros type violacé et de son fils couvert de traînées malencontreuses.
Leur bagnole est sur la piste, nous y prenons place. Je leur résume à gros traits ce qui m’amène : une femme impliquée dans un assassinat à Paris et qui se déplace dans une Audi décapotable bleu pétrole immatriculée à Genève. Mon jeune stagiaire de fils que j’envoie ici se renseigner. Son coup de téléphone triomphant, voici deux heures environ, et qui tourne court.
Les deux jeunes inspecteurs semblent intéressés. Ils conciliabulent ; au bout de quoi, Fidélio qui ne pilote pas décroche le téléphone et se met à converser avec différents services, en termes brefs et à voix basse. Si basse que j’entrave que pouic à ce qu’il bonnit.
Après un moment de discussion hachée menu, il raccroche.
— On a, en effet, reçu la visite de votre fils au Service des automobiles, à Carouge et il a obtenu ce qu’il désirait, c’est-à-dire les noms de trois propriétaires d’Audi décapotables bleues pour le canton de Genève. On lui a également donné des renseignements concernant les cantons francophones Vaud, Valais, Fribourg, Neuchâtel, Jura ; mais si on s’en réfère à l’appel téléphonique qu’il vous a lancé, il n’a pas eu besoin de chercher plus avant.
— Je peux avoir les identités des propriétaires d’Audi en question ?
— Naturellement. On va vous remettre tout ça à l’hôtel de police. Vous pensez déposer plainte à propos de votre fils ?
— Non. Pour l’instant, je n’ai que de l’inquiétude et pas de preuve qu’il lui soit arrivé quelque chose. Je préfère m’occuper de cette histoire personnellement et avec la plus grande discrétion. Si quelque chose cafouillait, évidemment, je vous alerterais.
* * *
— J’veux manger ! déclare Apollon-Jules. Tout de suite, autrement je te mords !
— T’as jamais essayé de lui mettre une tarte dans le museau ? demandé-je à Sa Majesté. Je trouve intolérable qu’un chiare parle de cette façon à son père !
— De quoi qu’y s’mêle, le grand con ? fustige Apollon-Jules. N’heureus’ment que j’sus pas son fils !
— Moive, j’sus pas partisan de frapper, déclare le champion toutes catégories du passage à tabac, l’homme qui a effeuillé davantage de mâchoires qu’un amoureux de marguerites. Surtout les enfants, continue Bérurier-le-Gros. Tu risques d’leur fout’ des complesques.
— Je veux manger ! réitère fortement l’Infernal.
— On va dire au chauffeur d’nous stopper d’vant une charcutrerie, décide le faible père.
Là, j’explose :
— Crois-tu que je t’ai amené à Genève pour te regarder remplir ce goret de boustifaille, Sac-à-merde ? Toinet a probablement été kidnappé, et au lieu de foncer sur les pistes qui se proposent, on doit gaver ce demeuré ! Ah ! non ! Meeeeerde ! Chauffeur, arrêtez-vous. Tiens, Gros, voilà mille balles suisses, alimente le bambin et rentrez chez vous !
— Fâche-toi pas…, balbutie le Mastard. T’es là à pendre la mouche du coche, si tu serais père, tu comprendrerais.
Le môme s’est déjà dévoituré et fonce en direction d’une boulangerie sise à quelques encablures.
— Casse-toi ou je t’explose ! fais-je au Mammouth.
Vaincu, il descend du taxi afin de rejoindre sa production séminale prolongée.
— Continuons ! fais-je au conducteur, un vieux Spanish aux rides grises, coiffé d’une gâpette à pompons.
— Moussiou, me déclare cet homme de bien, il n’est plu de jounesse !
— Tout coït perpétré sans préservatif devrait entraîner la peine capitale pour son auteur, ajouté-je avec conviction.
Premier arrêt de mon chemin de croix : la demeure de M. et Mme Bergovici, à Corsier, une sorte de grand chalet en bordure de lac, muni d’un ponton et d’un hangar à barlus. Un parc entoure la propriété.
Depuis le portail, j’avise trois automobiles rangées sur un terre-plein, devant la maison : une Rolls, une Audi décapotable et une japonouillerie à bord de laquelle je prendrais place pour rien au monde. Tous ces Européens qui fabriquent les plus belles tires de la planète et qui vont acheter jap ! N’ont donc pas le sens civique ? Va au Japon et compte les bagnoles italiennes, françaises, allemandes, anglaises ou suédoises ! Zob ! mon pote ! Ils fourguent à tout-va mais n’achètent pas, les Jaunisseux. Ils nous envahissent carrément, les photographes ! Nous le glissent vite fait, leur petit paf fiévreux ! Nous submergent de denrées. C’est ça le péril jaune que m’annonçait bonne-maman quand j’étais chiare. Economique, il est. Les Bridés ne nous réduisent pas par les armes, mais par la consommation de leurs produits. Ils nous enchômagent de fond en comble ! Alors vends vite ta Pigeot, ta Fiat, ta Mercedes pour t’offrir une Yamamoto ou une Zouzouski, grand con ! Elles sont moins chères et les balais d’essuie-glaces font de la musique !
Mais je t’en reviens à cette demeure opulente. Que décider ? Entrer ? Et après ? Demander « Madame, voire mademoiselle », s’il en est une ? Et puis dire quoi à l’une ou à l’autre ? « Est-ce vous qui avez fait assassiner, très ingénieusement d’ailleurs, un certain Roger Marmelard à Paris, voici quelques jours ? »
Là, y a comme un défaut, mon brave Sana. Si la clé du mystère se trouve ici, ta visite ne servira qu’à mettre ces gens sur leurs gardes. D’un autre côté, si tu n’entreprends rien, les choses resteront « en état », comme on dit puis.
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