On demeure un bout silencieux. Gênée, la môme déclare :
— Vous êtes intimidant pour un beau gosse.
— Parce que vous êtes au courant de ma profession, sinon vous n’y prendriez pas garde.
— Vous voulez me dire quoi ?
— Moi, rien. C’est vous qui allez parler.
Et je dépose « la fameuse photo » sur le couvre-lit.
Marie-Catherine se penche sur elle et reste bouche ouverte, le visage pareil à celui d’un homard plongé dans un chaudron d’eau bouillante alors qu’il croyait qu’on l’emmenait aux bains de mer.
— Bon éducateur, votre papa de remplacement, noté-je d’une voix légère.
— Qu’est-ce que c’est que cette photo, articule-t-elle comme une qui, par erreur, tente d’avaler une pomme de terre cuite au four à la place de sa pilule contraceptive.
— Elle est éloquente, réponds-je, et débordante de la tendresse que ce pauvre Roger vous portait.
— Qui l’a prise ?
— C’est ce que je me proposais de vous demander, mignonne.
— Mais comment voulez-vous que je le sache ?
— Personne n’assistait à vos ébats ?
— Vous pensez bien que non !
— Je ne pense rien, je constate les faits.
Je reprends le cliché afin de le regarder attentivement.
— Elle a été exécutée ici ! décidé-je. On aperçoit, en bordure d’image, le coin de ce scriban et aussi la garniture du lit. Il venait vous faire l’amour à la maison ?
— Pendant que ma mère se rendait au fitness .
— La domestique ?
— Je l’envoyais en courses avant son arrivée.
— Croyez-vous qu’elle était dupe ? Cette fille semble plutôt dégourdie.
— Elle l’est. Mais elle n’a pu prendre cette photo car, après la venue de Roger, je mettais la chaîne de sûreté à la porte d’entrée et à celle du service.
Je romps l’entretien pour aller ouvrir la porte fenêtre de la chambre qui donne sur la terrasse. Je sors un instant.
— Agenouillez-vous sur le lit ! lancé-je.
Elle.
Je compare avec mon cliché. Aucun doute : ça a été pris depuis ici, au téléobjectif, probablement.
Retour dans la chambre où flotte une douce odeur de fraises des bois et de jouvencelle.
— Quelqu’un se tenait sur la terrasse pour assurer le reportage, fais-je. Il n’est pas difficile, depuis cet endroit, de gagner la terrasse supérieure, voire l’inférieure, pour peu qu’on se soit assuré de l’absence des locataires.
— Qui avait intérêt à agir ainsi ? demande Marie-Catherine.
— Quelqu’un désireux de se constituer du matériel de chantage, ma petite chérie.
— Vous allez la montrer à ma mère ?
— Flic, pas indicateur ! la rassuré-je.
— Comment avez-vous eu cette photo ?
— Secret de l’enquête.
— Vous ne pensez pas que ça pourrait venir de « sa femme » ?
— Vous parlez de Mme Marmelard ?
— Si elle comptait divorcer, c’était du tout cuit.
Ses petits yeux malins ne me quittent pas.
Je pense qu’effectivement la photographie se trouvait dans un tiroir de « la veuve ». J’ai du pain sur la planche.
— Il y a longtemps que ça durait, Roger et vous ?
— Ça a commencé tout de suite après qu’il a eu séduit maman.
— Quel âge avez-vous ?
— Quinze.
— Vous aviez donc une douzaine d’années lors qu’il vous a prise ! Pour être une fille précoce, vous êtes une fille précoce !
— Et il n’était pas le premier ! me jette-t-elle hardiment, vous vous croyez encore au siècle dernier ?
LE FEU AU LAC… ET AILLEURS
En rentrant à la Grande Cabane, je me fais l’effet d’être une abeille lestée de pollen de retour à la ruche.
On accumule un matériel qui, très bientôt, et sans doute avant, nous servira à halluciner [5] Béru confond toujours « halluciner » avec « élucider ».
cette affaire.
A présent nous allons attaquer le gras du mystère, à savoir la nature des relations que Marmelard entretenait avec des navigants aériens.
Je pénètre dans mon bureau, toujours flanqué de M. Blanc, afin d’en consulter la liste et de dresser un dispositif discret me permettant de contacter chacune de ces personnes sans foutre la panique dans le landerneau.
Malédiction : les monstres béruréens sont à pied d’œuvre. Nous découvrons le Vieux, allongé sur la moquette, au beau milieu du bureau. Il est inanimé ; vraisemblablement évanoui.
Béru ne se formalise pas de son état. Il a placé un coussin sous la tête du doux vieillard et, assis près de lui, sirote une bouteille de beaujolais dont cinq autres (vides celles-là) servent de quilles à Apollon-Jules. Le môme utilise comme boule la pendulette ronde du bureau. Il rit aux éclats. La moquette est vineuse, la pièce pue atrocement, le gamin ayant déféqué sur la plante verte et uriné dans le porte-parapluies de cuivre représentant une botte grenadière.
Je hurle :
— Qu’est-ce que c’est que ce cirque, bordel à cul !
Rire ivrognesque du Gros.
— Fâche-toi pas, le Sioux. Figure-toive qu’ j’ai parv’nu à beurrer l’ Dabe, pour la pr’mière fois qu’on s’connaît. J’v’nais d’ rec’voir six boutanches d’beaujolpif nouveau, qu’mon ami Louis Prin, d’ Ma Bourgogne a fait déposer ici. J’ai monté av’c pour trinquer. Y avait qu’ Chilou, envapé par sa migraine. J’y ai dit comme quoi j’m’chargeais d’ lu la lu faire passer. Y s’a entiflé trois boutanches à lu tout seul, l’boug’. N’a pas l’habitude : ça l’a s’ringué et l’v’là qui cuve. Faudrait prend’ une photo, c’s’rait un document unique dans les voies annales !
Et il achève sa bouteille à puissantes glottées yoyotantes.
L’ayant vidée, il déclare, avant de feuler :
— C’t’à ça qu’ tu voyes qu’Dieu eguesiste.
Entrée rapide de Francine.
Dans tous ses états (ordinairement j’ajoute « Comme Charles Quint », mais l’instant est trop grave pour que je calembourre).
Ses mamelles montent et descendent tandis que palpite fortement sa veine jugulaire.
— Que vous arrive-t-il, douce Francine ?
— C’est le petit ! halète la palefrenière de poils pubiens.
— Quel petit, ma douce ?
— Toinet.
Mon sang nœud fait qu’un tour.
— Quoi, Toinet ?
— Il vient de téléphoner de Genève. Il paraissait surexcité. Il m’a fait comme ça : « Dites à papa qu’il va être content de moi. Je viens de gagner le canard. »
« Et à cet instant, il y a eu une sorte de branle-bas dans sa cabine, des chocs. Je l’ai entendu qui s’écriait : “Mais qu’est-ce que vous me voulez ?” Puis la communication a été interrompue. »
Un linge brûlant m’enveloppe la tronche et mon guignolet se met à chamader.
— Il y a combien de temps de ça ? demandé-je.
— A l’instant.
Putain ! Je voudrais, d’une enjambée, me trouver à Genève. Qu’est-il arrivé à mon vaillant petit troupier ? Ce dégourdoche fureteur a dû mettre le nez dans une méchante fourmilière et il s’est fait poirer !
Je saute sur le téléphone et réclame, en priorité, la mise à ma dispose d’un jet privé. On n’en peut obtenir que dans des cas d’exception, mais moi, codirluche de cette taule, je décide que c’en est un. En deux coups les gros, on m’informe que dans quarante-cinq minutes un zinc sera à ma disposition à Orly et que les autorités compétentes vont se mettre en contact avec la Suisse.
— Je viens avec toi ? demande Jérémie.
— Non, tu poursuis l’enquête : rubrique des navigants en cheville avec Marmelard, ainsi que nous venions d’en convenir. Du doigté, hein ? Je compte sur toi.
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